Le jour de Rabii

Les enfants invisibles

Des fois, je sortais avec mon grand-père, du temps qu’il était vivant et en forme. Dans sa Oldsmobile beige. Les sièges en suède épais qui changent de couleur quand tu passes ta main dessus contre le sens du poil.

Y’a L’encre de tes yeux de Cabrel qui joue à la radio pendant que grand-papa tète sa Du Maurier.

Des fois, quand on arrivait à un passage pour piétons et qu’une petite dame ou un petit monsieur traversait lentement, je sentais le visage de grand-papa changer. Il arrêtait de fumer, sa lèvre inférieure se repliait vers l’intérieur et sa lèvre supérieure venait comme la couver.

Ça lui faisait une sorte de bec d’oiseau. Un réflexe facial que j’interprétais comme de la compassion ou de l’empathie pour les plus faibles.

Mon grand-père venait d’un pays où les petits et les faibles meurent. Pour ça qu’il aimait et admirait tant son pays d’accueil. Parce qu’on prend soin de nos semblables ici.

Mon premier vrai contact avec la misère, je l’ai eu à 5 ans. À Beyrouth, au centre-ville, j’ai vu une petite vieille tout plissée qui devait avoir 300 ans, assise en indien sur un trottoir à quêter, à 30 pieds des touristes qui payaient 13 $ US leur Mai Tai sur une terrasse avec vue sur la Méditerranée.

Je me souviens qu’elle quêtait en regardant le ciel, elle le priait de l’aider. Elle demandait à Dieu parce que là où elle était, sur la terre ferme, elle était seule.

Dans le temps, en 1995, les bérets Kangol étaient à la mode. J’ai pas arrêté d’achaler mon père jusqu’à ce qu’il m’en achète un. Cent piasses, que ça coûtait. Il trouvait ça déraisonnable, mais il me l’a quand même acheté pour que je me ferme la yeule.

T’aurais dû voir comment j’étais heureux, avec ma calotte trop grande pour ma petite tête. Mon père qui me tire par la main pour que je marche plus vite. La vieille qui demande aux nuages de lui envoyer de quoi.

Je doutais de sa méthode. J’avais juste 5 ans, mais je savais que ça marcherait pas son affaire : le ciel te lance pas de cash. Le ciel n’envoie rien d’autre que de la pluie ou de la neige. Sinon, il reste là, statique, à te regarder le regarder.

J’avais demandé à mon père pourquoi elle faisait pas juste aller à la banque pour chercher de l’argent. Il m’a expliqué, comme il le faisait toujours, en six ou sept mots que pour aller chercher de l’argent à la banque, fallait qu’à un moment ou un autre, tu y sois allé pour en déposer.

Que pour ça, fallait travailler, pis que pour travailler, fallait être fort ou intelligent, ou si t’es chanceux, les deux.

Pendant un millième de seconde, je me suis dit que si je lui donnais ma casquette, ça lui ferait de quoi pour se protéger contre le puissant soleil libanais, qui tapait pas mal fort sur son crâne clairsemé.

Sauf que j’étais pas encore tanné de mon chapeau, je venais juste de l’avoir, alors j’ai dit à mon père qu’on pourrait lui donner ma cassette de La course aux jouets, mon film préféré que j’écoutais presque tous les jours.

Je l’avais apportée de Montréal, mais à Beyrouth, ça me servait à rien, parce que le lecteur de ma grand-mère lisait juste le format Beta. Au Canada, on était rendus avec des VHS.

« Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse avec un film qu’elle peut pas écouter ? », qu’il m’avait répondu, en me tirant encore pour que je me dépêche.

Je suis rentré à Montréal et la vieille dame est probablement morte là, sous son ciel qui faisait le sourd.

***

Des fois, je donne des conférences dans des écoles. Je suis content de parler aux jeunes et souvent, eux, sont contents de parler à autre chose qu’un comptable ou un policier.

Y’a trois semaines, je suis allé à l’école Joseph-Charbonneau, une école pour enfants handicapés dans le nord de la ville, pas loin du quartier Saint-Michel. Ils prennent en charge les enfants jusqu’à ce qu’ils aient 21 ans.

Après ça, ils sont laissés à eux-mêmes. Ils doivent se débrouiller. La bonté a des limites, surtout quand le retour sur investissement est inexistant.

C’est Jean, le gars qui m’accompagne dans mes spectacles et entrevues et autres qui avait arrangé la conférence. Son fils est autiste et fréquente l’école.

En général, mes conférences sont faciles, comme pas mal tout ce que je fais dans la vie depuis que je suis né. Cette conférence-là, elle était tough.

J’entre là, des rampes partout qui montent et qui descendent partout, pour les enfants qui se déplacent en fauteuil roulant. Soit 100 % des enfants. Je me dis que j’aurais beaucoup de fun en patins. Puis, je me sens con d’avoir pensé ça.

Le plan de la conférence est le suivant : je me présente en cinq dix quinze, je parle de mon parcours, après, je réponds à des questions que les enfants ont préparées.

Jean et moi, on arrive en avance. Une dame nous accueille, elle propose de nous faire visiter l’école. Elle commence par la salle de musique. Des instruments pour la plupart donnés.

« Les enfants paralysés, ils font comment pour jouer du tambour ? »

Elle me répond qu’un employé de l’école est un patenteux amateur. Elle me montre un bidule qu’il a gossé. Un senseur monté sur une sorte de bandoulière qu’on peut placer devant un fauteuil roulant.

Un enfant paralysé a juste à effleurer le senseur avec sa tête, ça actionne une tige qui vient frapper sur le tambour. Comme ça qu’ils jouent du tambour, les enfants paralysés. Avec leur front.

La dame est musicothérapeute. Elle part à la retraite dans pas long. Après son départ, ils vont abolir son poste. Ils vont embaucher un prof de musique pour la remplacer. Pas une musicothérapeute.

Parce qu’un prof de musique, ça coûte cinq six sept mille de moins par année.

L’école est reliée à un bâtiment de la Ville où y’a une piscine. Jusqu’à cette année, les enfants pouvaient aller se baigner. Puis, elle m’a parlé de ce que tout le monde en éducation te parle, les coupes. Les crisses de coupes.

Plus de piscine. La nage était supervisée, évidemment. Après les coupes, impossible de garder le gars qui fait nager les élèves.

D’un côté de la bâtisse, t’avais les kids en fauteuil, de l’autre côté, la grande piscine chauffée vide parce que pas de surveillant.

C’est là que le motton te pogne. Pour ça qu’elle était tough, la conférence. Surtout les questions. Une cinquantaine d’enfants en fauteuil qui te demandent comment on fait pour faire de la télé. Comment on fait pour faire tel ou tel métier.

Toujours les mêmes réponses que je donne. Qu’il faut y croire, qu’il faut travailler, que les rêves peuvent sortir de l’imaginaire projeté sur l’intérieur de tes paupières pour devenir des plans.

J’aurais dû répondre la vérité. Que pour eux, c’est possible, mais improbable. Que tout le monde peut, mais que ceux qui peuvent plus, c’est ceux qui commencent la course avec le plus d’avance.

Qu’il faut que tu te vendes, et que pour ça, faut que tu te défendes.

Et que c’est plus facile de te défendre quand t’es un homme blanc hétéro en santé qui est allé au privé toute sa vie. Qui voyait presque tous les matins avant le début des cours un tuteur qui lui rappelait qu’il peut aller partout où il veut et faire tout ce que ça lui tente de faire.

Plus je ne rajeunis pas, plus je réalise par qui et pour qui le système est construit. Qui il sert et qui il néglige.

Grossièrement, les coupes en question : en un an, l’allocation de l’école est passée de 1,3 million à 800 000 $. Il manque 500 000 $. Normal, on veut l’équilibre budgétaire.

Je comprends je comprends je comprends. Sauf que essaie de couper 40 % de leur budget à des policiers ou des cols bleus ou des pompiers ou des médecins, juste pour voir comment tu vas te faire ramasser.

Être le gouvernement, moi aussi je pense que je couperais aux plus faibles, ceux qui peuvent pas se lever pour se défendre parce qu’ils peuvent pas se lever tout court.

Sauver des bouts de chandelles. La piscine et la musique. Et l’assistance pour aller aux toilettes.

Pas assez de préposés, alors y’a toujours une longue file d’enfants qui ont envie. Les plus vieux comme Floyd, qui retient son pipi tant qu’il peut pour que les plus jeunes puissent aller pisser.

Parce que des fois, il y a juste un préposé aux toilettes pour toute l’école. Et Floyd a besoin d’un lève-patient pour pisser. Alors Floyd peut pisser entre 9h et 10h, entre 10h30 et 11 h ou entre 12h15 et 13h45.

Programme ta vessie, ti-gars.

Je braille pas souvent dans la vie. J’ai même pas pleuré quand mon grand-père est mort. Je sais pas si on pleure les hommes forts. On les regrette.

J’avais l’habitude d’écouter Super Écran assis à terre au pied de son lit pendant qu’il faisait la sieste.

Quand il est mort, j’ai continué à écouter la télé dans sa chambre, mais sur son lit vide. J’étais mieux que sur le plancher, avec mes os de fesses contre le bois dur. J’ai eu un moment, une boule dans la gorge, mais pas pleuré, même si j’avais de la peine.

Sauf que cette journée-là, après la conférence, j’ai déposé Jean et son gars chez eux, j’avais hâte qu’ils quittent la voiture parce que ça allait pas.

J’ai explosé tout le chemin vers chez moi et même après, une fois rentré. Pleurer de tristesse soulage. Pleurer d’injustice enrage.

Je pleurais en me disant qu’on est fort, qu’on n’a pas d’excuse, que c’est des enfants. Tout était mélangé dans ma tête. La vieille mendiante, la piscine vide.

Pis grand-papa, qui aimait et admirait tant son pays d’accueil, parce qu’on prend soin de nos semblables ici.

Paraît-il.

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