Opinion

La beauté du geste

Est-ce que les horreurs du monde moduleraient nos perceptions du quotidien ?

Les marmottes qui s’y aventurent n’ont pas le temps d’apercevoir leur ombre. Vite l’échauffourée, les sirènes, les gyrophares, les coups de frein. On croirait voir, en miniature, le monde quand il va mal. Comme en ce moment.

Avec la sloche brune et les vidanges orphelines s’est déployée devant chez moi la plus redoutable des « trappes à tickets ». C’en est devenu une obsession : aussitôt que j’en ai l’occasion, j’observe le piège de mon balcon, ad nauseam. Le généticien Axel Kahn a écrit un essai nommé Un type bien ne fait pas ça…  Son bouquin ne dit rien des citoyens qui regardent les autres se casser le cou.

Ma souricière est encore bien virginale, mais on y repère déjà des voitures de partout, du Vermont, du Yukon. Sinon, ce sont les plaques québécoises fautives qui sont majoritaires. Je ne sais plus trop si elle est multiculturelle ou interculturelle, ma trappe, mais à voir les pantalons des policiers qui y travaillent, elle est au moins circassienne.

Sans interruption, deux ou trois voitures de police arrêtent des automobilistes aux minutes, les forçant à s’aligner à la queue leu leu dans la fumée des moteurs. J’ai mal pour les incriminés. On dirait une opération spéciale de l’intelligentsia roumaine. Ne manquent que les chiens errants de Bucarest.

Dans un article scientifique célébrissime, le météorologue Edward Lorenz parlait du battement d’ailes d’un papillon au Mexique qui pouvait provoquer une tornade au Texas. Plus de 40 ans plus tard, plusieurs, comme moi, ressentent dorénavant, et vivement, le flux inverse, c’est-à-dire les effets d’une tornade sur l’envol d’un papillon.

Hypothèse : les horreurs du monde moduleraient nos perceptions du quotidien.

Du macrocosme à l’infiniment petit, nous en arriverions à nous souhaiter de plus en plus de bonheur de proximité pour compenser.

Constatant notre impuissance devant le mal, nous deviendrions obsédés, moi par des contraventions, vous par des retrouvailles familiales, de la déco gratuite ou des journées au spa, tous disposés à saouler notre prochain d’une bonté ostentatoire.

Aider, aider, aider.

À titre informatif, ma rue, tout en largeur, borde un parc. Il n’y a pas d’école, mais beaucoup de traverses piétonnes défraîchies. À la suite d’un changement de zonage urbain, la vitesse maximale y est dorénavant de 30 km/h. Le système attentionnel est mis au défi, on dirait un test de neuropsychologie. Les publicitaires réussissent à vendre du Lysol comme « la marque numéro un recommandée par les pédiatres », mais une ville se contente d’un panneau à peine visible pour annoncer une nouveauté cardinale.

« Je suis parce que nous sommes »

Parmi les malheureux contrevenants, j’aperçois une femme enceinte avec son autre gamin attaché sur le siège arrière. Tout ce qu’elle aurait pu s’offrir avec l’argent de la contravention, en commençant par des vitamines ! Le policier a heureusement l’air aimable avec elle. On ne sape pas impunément l’autorité d’une maman devant sa progéniture. Malgré tout ce qu’on pourrait dire contre lui dans les médias, on enseigne aux enfants que le policier est bon, ainsi il ne saurait être mauvais.

Je me dis parfois, face à des parents entêtés, qu’« on ne peut pas tous les sauver ». Or, je persiste à leur chercher des bouées, car il y a toujours, dans mon métier, leurs enfants à rescaper. Puis-je faire pareil avec les victimes de ma trappe ? Dans le livre de Kahn : « Être, savoir ce que l’on est, accéder à la conscience de soi exige l’aide de l’autre. De la sorte, être ne saurait être conjugué au singulier ; je suis parce que nous sommes. »

Prévenir des arrestations ne pouvant être que légales, je m’essaye finalement à l’altruisme de quartier. Un pâté de maisons en amont de la trappe, je fais dorénavant des signes de la main aux conducteurs pour qu’ils ralentissent… et gagnent en conscience.

Dans toute la rue, le bonheur, déferlant.

L’anthropologue Marcel Mauss affirmait que le don était la forme primaire de l’échange et le socle des sociétés primitives. Peut-être vivons-nous une époque de post-quelque chose ?

À chercher un nouveau souffle à une sorte de case départ ? Depuis 150 000 ans, notre cerveau humain se distingue par ses facultés de compassion. L’actualité politique et humaine, par ailleurs terrible, ne devrait pas nous empêcher de nous réinventer par de nouvelles actions bienfaisantes.

À la cour de la jeunesse que je fréquente parfois dans le cadre de mon travail en protection de l’enfance, je m’adresse à un policier qui porte un pantalon de camouflage en lien avec ses revendications.

Entre les enfants agressifs et les enfants agressés, ne voyez-vous pas votre accoutrement guerrier comme de la provocation ? Devant des jeunes vulnérables, ce serait bien, et bon, de vous voir donner un exemple exemplaire, non ?

Sa réponse me sidère, et surtout son geste, la beauté du geste.

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