Chronique

Œuvres et préjugés

Lorsque Les fées ont soif, célèbre pièce de Denise Boucher, a été reprise l’automne dernier au Théâtre du Rideau Vert, les médias ont souligné – à juste titre – le fait que son propos était toujours aussi pertinent et d’actualité dans le contexte du mouvement #moiaussi.

Est-ce que Les fées ont soif, qui avait soulevé l’ire de groupes religieux à sa création en 1978, pourrait être reprise dans 10, 15 ou 20 ans sans que l’on souligne de la même manière sa résonance et son caractère contemporains ? Cette pièce fait-elle partie du répertoire théâtral québécois de la même manière que Bilan de Marcel Dubé, aussi reprise l’automne dernier, mais dont on n’a pas souligné de pertinence contemporaine particulière ?

Justifie-t-on davantage, même inconsciemment, les raisons qui motivent la production d’une œuvre théâtrale d’une autrice que celles qui sous-tendent la mise en scène d’une pièce d’un dramaturge masculin ?

Ce sont à ces questions, fort pertinentes, que s’est intéressée récemment la chercheuse Stéfany Boisvert, chargée de cours à l’École des médias de l’UQAM, avec Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent, en collaboration avec le Réseau québécois en études féministes. Un résumé de leurs recherches a été publié sous la forme d’un « Petit guide pour une critique culturelle équitable » sur le site web d’Espace Go, théâtre qui a financé l’étude.

Leur guide se penche plus précisément sur les préjugés inconscients et les biais cognitifs qui émaillent la critique théâtrale au Québec.

Ainsi, selon les chercheuses, qui ont analysé quelque 230 critiques de pièces présentées l’automne dernier, on parle plus volontiers d’affect lorsqu’il est question d’œuvres d’autrices, en sous-entendant que celles-ci sont guidées par les émotions, alors que les hommes sont plutôt dans la réflexion.

Aussi, on reproduit des stéréotypes de genre en insistant, dans le vocabulaire critique, sur des termes tels intimiste et intimité, ou encore sensible et sensibilité, tout en soulignant le « courage » d’une femme lorsqu’elle aborde un sujet, ce que l’on ne fait pas spontanément en parlant d’un homme. « C’est important de préciser que ce sont des tendances, m’explique Stéfany Boisvert, dont la thèse de doctorat portait sur la masculinité dans les séries télévisées. Ce n’est pas tranché. Mais ce vocabulaire contribue à mettre tout le monde dans des cases, pas seulement les femmes. »

Ses recherches font état d’une critique « plus positive et consensuelle » des pièces d’autrices que de celles d’auteurs. En revanche, alors que l’on qualifie de façon générale le travail des femmes « d’irréprochable et d’admirable », celui des hommes, sans être excellent, serait plus original…

Est-ce que l’on peut reprocher à la critique de qualifier le travail des femmes de « sensible » ? Ce n’est pas parce que l’on complimente une artiste qu’on ne la réduit pas à des clichés, rappelle Stéfany Boisvert. « Les stéréotypes perçus comme étant positifs – l’émotion, la délicatesse, la douceur – sont plus difficiles à critiquer, reconnaît-elle. Mais ils persistent et sont perpétués en raison de biais inconscients que l’on reproduit tous, pas seulement les critiques. »

Les critiques évitent du reste, selon la chercheuse, de parler directement de féminisme en critiquant des œuvres qui abordent pourtant des thématiques liées au féminisme (la culture du viol, notamment). « Le terme continue de polariser dans l’espace public », constate-t-elle, en précisant que plusieurs pièces de l’automne 2018 auraient pu être plus explicites à ce sujet.

« On porte souvent sur le féminisme une vision restrictive », croit Stéfany Boisvert, qui entend encore souvent, en 2019, l’expression : « Je ne suis pas féministe, mais… » Plusieurs, dit-elle, ont la perception que le féminisme est resté lié à une autre époque, celle des premiers mouvements d’émancipation de la femme. Et certains croient à tort que le combat pour l’égalité des genres a été gagné et que les acquis ne sont plus menacés.

Le flambeau du féminisme est pourtant porté fièrement par une génération de jeunes femmes. À tout mouvement social, son ressac, rappelle la chercheuse.

« Dès que le féminisme a une plus grande visibilité, le mouvement opposé devient plus polarisé et des discours s’élèvent pour invalider ses revendications politiques. »

— Stéfany Boisvert, chercheuse

Sans être d’une frange masculiniste, certains pourraient percevoir le « Petit guide » d’Espace Go comme un credo du critique idéal établi selon les diktats de la rectitude politique. N’y a-t-il pas dans ces injonctions le risque d’un glissement vers une forme de dogmatisme ?

Stéfany Boisvert se défend de vouloir dicter aux critiques comment faire leur travail. « Notre approche est humoristique et constructive, dit-elle. Ce n’est pas un mode d’emploi ! On ne veut pas critiquer la critique, mais mettre en lumière des tendances, remettre en question des automatismes, une manière de dire les choses, afin d’élargir le registre de mots et le vocabulaire utilisé pour parler des œuvres. On veut ouvrir le dialogue et créer une discussion. »

Même si elle sait que les habitudes des journalistes ne changeront pas du jour au lendemain, l’universitaire souhaite qu’ils prennent conscience de l’impact des mots qu’ils choisissent afin de sortir des carcans habituels. « Ce qui m’intéresse, c’est de porter une attention aux préjugés qui perdurent et qui sont le produit d’une vision binaire, pour les déconstruire. Le but n’est pas de nier les différences entre les hommes et les femmes – que l’on nous rappelle toujours dans les médias –, ni de dire qu’il s’agit d’un problème, mais de se poser des questions. Quels sont les points aveugles de cette vision binaire ? »

Il n’y a pas de tort à poser des questions. Comment parle-t-on d’une œuvre, qu’elle soit écrite ou mise en scène par une femme ou par un homme, dans les médias ? Nos préjugés inconscients font-ils en sorte qu’une pièce écrite par un homme est plus aisément perçue comme universelle et intemporelle ? Quel impact cela a-t-il sur la pérennité des œuvres d’autrices, sur leur importance et sur la manière dont elles s’inscrivent dans l’histoire de notre théâtre ? On a un début de réponse…

Une version exhaustive de cette recherche, qui inspire déjà d’autres chercheurs dans d’autres domaines artistiques, ici comme à l’étranger, devrait être publiée bientôt sur le site d’Espace Go.

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