Chronique

L’art de faire la paix

Et si on faisait la paix ? Le temps des fêtes, c’est le temps des résolutions du nouvel an. Mais c’est aussi le temps des réconciliations. La Presse vous propose trois regards bien différents sur un même thème : faire la paix. 

Il y a 20 ans, Louise Otis a eu une drôle d’idée qui a fait le tour du monde.

Elle était juge depuis cinq ans, elle venait d’arriver à la Cour d’appel du Québec, et elle trouvait archaïques les manières de faire. Elle a proposé au juge en chef d’instaurer un système de médiation.

« J’arrivais des relations de travail et j’étais stupéfaite devant le fonctionnement d’un système judiciaire monolithique, contradictoire et rigide. Je voyais les gens arriver à la Cour d’appel avec des conflits familiaux ou autres, et je me disais : “Ils vont y laisser leur chemise.” »

Son idée était simple : offrir à qui le voudrait une séance gratuite avec un juge. Le processus resterait confidentiel et si la médiation échouait, l’affaire suivrait son cours devant d’autres juges.

Le bizarre de l’affaire, la folie, en fait, selon à peu près tout le monde dans le temps, c’est qu’on n’arrive pas seulement à la Cour d’appel avec un conflit ; on a jugement en main. Quel est donc l’intérêt pour le gagnant de faire une médiation ?

Et pourtant, ça marche… De 60 à 100 dossiers se règlent ainsi devant la plus haute instance judiciaire québécoise. Et le système a essaimé dans toutes les autres cours. « C’est au Québec qu’on pratique le plus la médiation », me dit-elle dans une entrevue à la faculté de droit de l’Université McGill, où elle enseigne maintenant – en plus de participer à des médiations partout dans le monde et d’avoir participé à la réforme de la justice administrative de l’ONU…

« Ça faisait cinq ans que j’entendais des discours superbes sur l’accès à la justice, je n’en pouvais plus. Les coûts, c’était l’étincelle. Mais il y a une telle charge émotionnelle dans les conflits. Il faut que le système offre une éclaircie avant que l’armada prenne la mer. »

— Louise Otis

Pierre Michaud (juge en chef à l’époque) y a cru, mais à condition qu’elle le fasse en projet pilote le soir et la fin de semaine, en plus de sa charge ordinaire.

Les résultats ont été probants. Huit cas sur dix se réglaient. Des conflits d’associés, de voisins, de couples, ont trouvé une solution, souvent après des années et des sommes immenses en honoraires d’avocats.

« Un des premiers cas impliquait presque tout un quartier. Il y avait une chicane de droits de passage et de terrains entre sept ou huit voisins. Les gens ne se parlaient pas, les enfants non plus… Ils sont entrés le samedi matin, l’après-midi, c’était réglé.

« Il faut commencer par négocier un cadre, le nombre de personnes présentes. Ça va jusqu’au nombre de pauses. On construit un consensus entre les parties, même si c’est sur des détails techniques. Il faut obtenir le plus d’information possible. Et inévitablement, on finit par arriver au nœud, on frappe un mur. Et là, il faut trouver une poignée de porte quelque part.

« Il faut reformuler le problème. Des fois déstabiliser les parties. J’ai été appelée la veille de Noël une fois pour des négociations à Air Canada. Il y a eu des négociations intensives à Ottawa. À la fin février, on n’arrivait plus à rien. J’ai décrété qu’on déménageait à Montréal. Des fois, les gens trouvent leur zone de confort conflictuel. Ils s’installent dans le conflit et le bougent plus. »

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« Qu’est-ce que vous avez appris sur les conflits ? »

« La plupart sont très simples, au fond. Mais la constante dans les conflits qui durent, les plus difficiles, que ce soit dans un litige international, commercial, familial, c’est qu’il y a une blessure majeure. Il y a une humiliation. Vous regardez une chicane d’actionnaires et ça semble un problème d’argent, mais vous réalisez que ce n’est pas ça. Il y a eu un rejet. Le rejet, ça se cicatrise tellement difficilement. Et on réalise qu’on ne passera pas à travers sans une forme d’excuses. Ce n’est plus l’argent. C’est devenu émotionnel à 75 %. »

« L’autre chose qu’on observe, c’est que le conflit, ce n’est pas seulement le rapport avec l’autre. C’est le rapport qu’on a par rapport à soi-même. La réconciliation, ça commence par se réconcilier soi-même avec sa détresse. »

— Louise Otis

« Un couple avait un garçon et la mère est morte. Le père se retrouve seul avec l’enfant. Un jour, en se rendant à l’école, l’enfant tombe dans un chantier de construction. Une chute bête, normalement rien ne serait arrivé, mais il tombe mal. Il meurt. Le père a poursuivi la compagnie de construction. Il a perdu son procès. Le jugement était difficilement attaquable. Le dossier arrive à la Cour d’appel, ils viennent en médiation. C’est d’une tristesse… Je ne sais pas par quel bout prendre l’affaire. Le jour arrive, ils sont une demi-douzaine d’hommes dans la salle, avocats, représentants de l’assureur, etc.

« Je tourne carrément ma chaise vers le père. Je le regarde. Je lui dis : “Parlez-moi de votre fils.” Et là, il nous raconte ce qu’a été sa vie depuis la mort de la mère, combien il était dévoué, les repas, l’école, les jeux… Et le vide. Il y a un silence assourdissant. C’est la première fois qu’il en parle comme ça. Et tous ces hommes autour écoutent et tout le langage officiel prend le bord. Les gens ont parlé avec leur cœur. Les frais ont été réglés, il a eu une compensation minime, mais ça s’est réglé. Le père m’a écrit par la suite. Il m’a dit qu’il s’était réconcilié avec sa souffrance ce jour-là et qu’il avait regagné sa vie.

« Le conflit, c’était une manière de garder sa souffrance à l’extérieur de lui. Il avait trouvé un objet pour l’extérioriser : le procès.

« Vient un temps où il faut se réconcilier avec soi-même. Avec sa propre détresse.

« Ce jour-là, dans cette atmosphère unique, tous des hommes ont parlé. Rien n’était préparé. Tout a été authentique. Une heure plus tard, c’était réglé.

« C’est tout à fait unique comme expérience, les occasions sont rares dans notre système, le processus contradictoire ne permet pas ce genre de choses et c’est normal, il faut un code, des arbitres neutres. Mais parfois, il faut en sortir. »

***

« C’est le moment de raconter mon histoire bouddhiste, vous êtes prêt ?

— Je suis toujours prêt pour une histoire bouddhiste, voyons. »

« Alors. Un jour, le samouraï va voir son maître et lui dit : “Dites-moi ce qu’est l’enfer et ce qu’est le paradis .”

« Le maître sourit et ne répond pas.

« Le samouraï, impatient, répète sa question.

« “Et pourquoi devrais-je te répondre, vermisseau ?”

« Le samouraï, légèrement susceptible, sort son sabre et le met sous la gorge du maître en hurlant.

« “Tu vois, c’est ça, l’enfer”, dit le maître.

« Aussitôt, le samouraï rengaine son sabre, contrit…

« “Voilà le paradis.” »

***

Et elle veut dire quoi, cette histoire ?

« C’est notre manière d’être avec le monde qui conditionne les conflits. En théorie, ils sont tous solubles. Mais ramenés à l’échelle humaine, il y en a qui ne le sont pas. Quand il y a destruction de la vie… Génocide… Ils sont impossibles à résoudre parce qu’ils touchent à l’essence même des valeurs les plus fondamentales. Mais pour le reste, ils sont solubles. Il faut apprendre à tourner la page, réaliser qu’il est inutile d’en vouloir à l’autre éternellement, régler la chose avec soi-même, éviter de nourrir la haine et le ressentiment. On l’a tous plus ou moins vécu. En fait, je dirais que 99 % des conflits sont solubles avec un peu de conscience de la dimension émotionnelle. »

« Plus des deux tiers des conflits sont assez simples et mettre les gens en présence les uns des autres, c’est la moitié du travail. On redonne la responsabilité du conflit au justiciable. Mais dans le tiers qui reste, on découvre qu’il y a un conflit sous le conflit, qui nous échappe au départ et qu’il faut découvrir. »

— Louise Otis

Après 20 ans à tenter de faire la paix, après avoir tout lu sur le sujet, elle est plus convaincue que jamais : il faut enseigner l’art de la médiation.

« Mais elle ne peut pas entièrement être apprise », dit cette femme exceptionnelle avec un sourire de Joconde.

Il y a dans l’art de la paix comme dans tous les autres une part d’indicible, d’instinctif. Une manière d’aller au cœur de l’humanité commune par des chemins pas toujours bien balisés.

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