REJET DU PROJET DE LOI SUR LA LÉGALISATION DE L’AVORTEMENT

Ce n’est que partie remise, clament les pro-choix

D’un côté, les pro-choix avec leurs foulards verts. De l’autre, les pro-vie avec des foulards bleus.

Après un débat enflammé qui a fait descendre des centaines de milliers d’Argentins dans les rues, un projet de loi qui aurait légalisé l’accès à l’avortement jusqu’à la 14e semaine de grossesse a finalement été rejeté par le Sénat, par une marge relativement faible de 38 voix contre 31.

Mais aux yeux de beaucoup, cette défaite du mouvement favorable à la légalisation des interruptions volontaires de grossesse cache, en réalité, une demi-victoire qui pourrait faire tache d’huile en Amérique latine. Et qui pourrait relancer le débat en Argentine d’ici un ou deux ans.

Avancées majeures

Le fait que le projet de loi a pu obtenir une majorité lors du vote parlementaire de juin est déjà considéré comme une avancée sans précédent par les pro-choix.

Tout comme l’évolution de l’opinion publique, et de certaines personnalités connues pour leur opposition à l’avortement, dont l’ancienne présidente Cristina Kirchner, qui ont cette fois publiquement appuyé la légalisation. Et le fait même que cette question, complètement taboue il y a tout juste une décennie, a pu mobiliser autant de gens.

Tous ces éléments sont cités comme autant de signes d’une vague qui, à moyen terme, sera irrépressible.

Dans un an, le projet de loi pourra être remis sur la table. Et beaucoup croient que cette fois, ou la suivante, il finira par être adopté.

« La bataille culturelle est gagnée, et ce n’est pas rien », se réjouit l’écrivaine argentine Claudia Piñeiro dans le quotidien Clarín.

« On ne peut pas arrêter le vent », écrit de son côté le journal Página 12 au lendemain du vote du Sénat.

« Le changement culturel que le débat a mis au jour et la grande mobilisation de la population laissent penser que l’approbation n’est qu’une question de temps. »

Página 12

Pour l’une des leaders de la Campagne pour l’avortement légal, sûr et gratuit, l’octogénaire Martha Rosenberg, le mouvement a déjà gagné dans l’opinion publique, réussissant à faire accepter une sorte de « dépénalisation sociale ».

« La mobilisation a été incroyable, elle a réuni des gens de toutes les générations et d’opinions publiques opposées », dit Graciela Ducatenzeiler, spécialiste de l’Amérique latine à l’Université de Montréal, selon qui les sondages montrent que 60 % des Argentins sont favorables à la légalisation.

Iniquités sociales

Comme la vaste majorité des pays d’Amérique latine, l’Argentine interdit l’avortement sauf dans des cas très restreints, soit après un viol et lorsque la grossesse met en péril la santé de la mère.

Dans les faits, ont fait valoir les militants pro-choix, l’accès à l’avortement existe pour les classes aisées qui ont les moyens de payer les services d’un médecin « au noir ».

« Pendant ce temps, le message que l’on envoie aux femmes pauvres, c’est d’aller se faire avorter dans une ruelle au risque d’en mourir », souligne le sociologue Victor Armony, de l’UQAM.

Chaque année, de 350 000 à 450 000 avortements clandestins sont pratiqués en Argentine. Et de 50 à 90 femmes meurent des suites d’une intervention bâclée.

Mobilisation

Originaire d’Argentine, Victor Armony a suivi assidûment le débat sur le projet de loi visant à légaliser l’avortement.

« Je n’avais pas vu une telle mobilisation depuis très, très longtemps, dit-il. Dans ma famille, chez mes amis, les opinions étaient très tranchées. »

« Le débat a dépassé les lignes de division idéologiques traditionnelles. Et on a vu des témoignages de femmes disant que ça leur était arrivé à elles, ou à leurs amies. »

— Victor Armony

M. Armony s’attend à ce que la question de l’avortement revienne sur le tapis lors des législatives de 2019, où des candidats seront tentés de gagner des votes en promettant de militer pour la légalisation de l’avortement, ou de s’y opposer.

Malgré l’opposition de l’Église catholique argentine, et celle du pape François qui en est issu, et qui compare l’avortement à l’eugénisme pratiqué par les nazis, « le mouvement pro-choix n’est pas près de disparaître demain matin » dans ce pays, prédit Victor Armony.

Et ce, d’autant qu’un projet de réforme du code criminel argentin prévoit déjà de décriminaliser cette pratique. Dès lors, les femmes qui ont eu une interruption de grossesse ne seront plus passibles de prison.

Rappelons que l’Église argentine, très influente dans ce pays, s’était prononcée contre le divorce, qui a fini par être légalisé en 1987, et contre le mariage entre conjoints du même sexe, qui a été approuvé en 2010.

Scepticisme

« Attention, ce qu’on voit dans les grandes villes n’est pas représentatif de ce qui se passe dans l’ensemble du pays », avertit Diego Osorio, chercheur affilié à la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

« Les tendances traditionnelles sont encore très ancrées » tant en Argentine qu’ailleurs en Amérique latine, fait-il valoir.

Selon ce chercheur, la tendance lourde dans l’ensemble de l’Amérique latine est un virage vers la droite conservatrice. Et il n’est pas clair qu’un appui à la légalisation de l’avortement permettra aux candidats aux élections argentines de l’année prochaine de remporter le vote.

Aujourd’hui, dans à peine quatre pays d’Amérique latine – l’Uruguay, Cuba et la Guyane, ainsi que la ville de Mexico –, le recours à l’avortement est autorisé. Le reste du continent permet l’avortement dans des circonstances exceptionnelles, comme en cas de viol ou si la vie de la mère est en danger. Certains pays, comme le Salvador, l’interdisent carrément.

Au total, 97 % des habitants de l’Amérique latine n’ont pas accès à l’avortement en toute légalité.

Cette situation s’explique par l’influence de l’Église catholique, mais aussi par la présence de plus en plus prononcée des Églises évangéliques, qui ont de plus en plus de poids dans l’opinion publique.

Ailleurs en Amérique latine

Le débat, que tous décrivent comme démocratique et respectueux, qui vient d’avoir lieu en Argentine a déjà eu des répercussions au-delà des frontières du pays, estime Graciela Ducatenzeiler.

En Argentine comme ailleurs, il aura eu pour effet de « réveiller les consciences. »

Selon elle, le prochain pays à suivre est le Mexique, avec « un gouvernement de centre gauche, populiste, non catholique ».

Le Brésil sera aussi à surveiller, étant donné que sa Cour suprême a été saisie de la question des interruptions volontaires de grossesses, après la mort d’une femme ayant hésité à aller chercher de l’aide à la suite d’un avortement bâclé. Mais il y a aussi des facteurs de résistance dans ce pays très religieux, où les Églises évangéliques sont très influentes, note Victor Armony.

Diego Osorio cite les cas de la Colombie et du Chili, « deux pays où l’on trouve une population moderne et urbanisée, ce qui permettra à ce débat d’avoir éventuellement lieu ».

Ce chercheur ne croit cependant pas que le vent de l’histoire soit en train de tourner. Au contraire, son collègue Victor Armony est convaincu que « d’ici 10 ans, la situation sera complètement différente ».

« La vague montera, je ne vois pas comment on pourrait y résister. »

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