Jeux vidéo

Un langage qui engage

La rue grouille de manifestants. L’armée est sur les dents. Le sang risque de couler. Ce pourrait être une scène tirée d’un autre jeu de guerre où le joueur doit éliminer des cibles choisies dans le but de restaurer l’ordre. Ou juste amasser des points. Or, 1979 Revolution : Black Friday* renverse la perspective : ici, le joueur incarne un personnage qui ne veut pas faire la guerre. Ni même choisir un camp.

Le jeu produit par Navid Khonsari met en scène un photojournaliste, Reza, qui doit tirer son épingle du jeu dans le contexte explosif de la révolution islamique qui a secoué l’Iran à l’aube des années 80. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres jeux vidéo qui cherchent à divertir les joueurs tout en les confrontant à des enjeux sociaux, moraux et éthiques.

Avant de lancer la production de 1979 Revolution, Navid Khonsari a travaillé sur plusieurs jeux très populaires, dont Grand Theft Auto, franchise souvent critiquée pour sa peinture – sa glorification, diront certains – d’un mode de vie criminel. Sa conférence prévue la semaine prochaine au festival Games for Change (G4C) – consacré au jeu vidéo à portée sociale, éducative et sanitaire – semble témoigner d’un changement de cap puisqu’elle s’intitule Empathy Overload : Choice Matters (Surcharge d’empathie : nos choix comptent).

JOUER, C’EST AGIR

Susciter l’empathie est une notion clé dans le monde du jeu à portée sociale dont G4C est un important carrefour depuis une dizaine d’années. L’idée qui guide l’événement, présenté les 23 et 24 juin à New York, est que les jeux vidéo sont capables de sensibiliser les joueurs à différents enjeux sociaux, voire d’influencer leurs comportements dans la vie réelle.

« Le jeu est un langage qui engage », résume Alexia Bhéreur-Lagounaris, une Montréalaise qui crée des événements ludiques à portée sociale et habituée de G4C. Incarner un personnage, faire des choix en son nom, assumer ces choix, s’approprier le scénario du jeu mènent à une « compréhension plus profonde d’un enjeu », selon Susanna Pollack, directrice de G4C. « Ce qui les dispose à explorer des questions humanitaires et sociales », ajoute-elle.

Maude Bonenfant, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, croit aussi que les jeux vidéo peuvent avoir une influence considérable. « Il faut les considérer comme des médias de masse au même titre que la télévision et le cinéma. Ce sont des vecteurs de messages très puissants, note-t-elle. Leur force, c’est qu’ils font performer des actions. Au lieu de regarder un film ou une émission, on fait des choses à l’intérieur des jeux. »

La nature participative du jeu vidéo fait que, selon plusieurs créateurs et observateurs, il engage davantage que le visionnement, passif, d’un documentaire. « Quand le joueur se retrouve dans les rues de Téhéran, quand il parle aux gens et constate que la leader de la révolution est une femme qui porte le voile, cette expérience a plus d’impact que si cette femme apparaît en arrière-plan dans un documentaire », croit Navid Khonsari.

Faire des choix et en évaluer – ou en subir – les conséquences, c’est aussi l’objectif de Quandary, un jeu destiné aux enfants qui met l’accent sur la résolution des problèmes d’une colonie implantée sur une lointaine planète. D’autres jeux teintés par des questions sociales ou politiques s’intéressent par exemple à l’immigration (Papers, please), proposent d’apporter de l’aide humanitaire (Food Force) ou même de danser avec un ami (Bounden).

JOUER, C’EST RESSENTIR

Tout ça est noble, n’est-ce pas ? Mais ces jeux laissent-ils vraiment des traces si profondes qu’ils peuvent changer la vie des joueurs ? Maude Bonenfant le croit. « Quand je joue [à un jeu vidéo], ça a lieu. C’est très réel. Je vois, je réfléchis, j’agis et je ressens des émotions. Si je suis fâchée dans un jeu, ce n’est pas virtuel, ma colère est très réelle, insiste-t-elle.

« Si je réussis à émouvoir en faisant comprendre ce que c’est que d’être impuissant devant un enfant atteint d’un cancer et qui pleure, l’émotion est réelle et elle reste en moi. »

— Maude Bonenfant

« Elle pourra me resservir dans le monde réel pour que je sois plus sensible à mon voisin ou à ma sœur qui vit la même chose, avance la professeure. Même s’il n’y a pas de prise de conscience, ça s’inscrit dans notre comportement. »

Pour nommer ce transfert invisible du jeu au joueur, Alexia Bhéreur-Lagounaris dit « contaminer ». Un peu comme un virus, l’influence positive d’un jeu sur le joueur se fait de manière invisible. Et doit être invisible. « Laisser entendre au joueur qu’on veut le changer ou changer son comportement ne serait pas une super approche », estime-t-elle.

JOUER, C’EST INTERAGIR

Ce n’est pas qu’un détail : pour être efficace, un jeu à portée sociale doit d’abord être un bon jeu. « Personne ne va prêter attention au message si vous n’arrivez pas à les divertir. Personne ne va vouloir s’immerger dans un jeu sans un design attirant, tranche Navid Khonsari. Ensuite, c’est en ressortant de cet univers que le joueur va réaliser les impacts du sous-texte. »

« Le jeu vidéo s’inscrit parfaitement dans notre société contemporaine, estime par ailleurs Maude Bonenfant. Depuis le début des années 2000, on est dans une culture participative. Les gens ont commencé à intervenir directement, à interagir. Cette interactivité des jeux vidéo est un langage naturel pour les enfants du millénaire. Pour eux, il est normal d’interagir avec l’histoire qu’on leur raconte, avec le message qu’on leur passe. »

Alexia Bhéreur-Lagounaris juge que, dans un monde où des gens passent quantité d’heures à jouer à des jeux vidéo, il est temps se s’interroger sur les valeurs qu’ils renferment. « Pourquoi il est sexy de tirer sur des gens et quétaine de faire des câlins ? demande-t-elle. Pourquoi tant de jeux de guerre font appel à la pensée complexe ? Pourquoi il n’y aurait pas autant de jeux qui exigent ces raisonnements fins dans le but de faire la paix ? »

*1979 Revolution : Black Friday, lancé en avril, est offert depuis le 16 juin sur iPad et iPhone.

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