Budget discrétionnaire destiné aux entreprises

Quand les villes donnent aux entreprises

Alors que Laval a promis 400 000 $ à Couche-Tard, Trois-Rivières a choisi de consacrer pendant quatre ans la totalité de son budget discrétionnaire destiné aux entreprises à la papetière Kruger. La Presse a contacté les principales villes du Québec pour connaître leur utilisation de cette enveloppe.

Un dossier d’Isabelle Dubé

Trois-Rivières

Tout à Kruger

Avant 2018, la Ville de Trois-Rivières n’avait jamais utilisé le budget annuel de 250 000 $ dont elle dispose pour aider les entreprises de son choix. À présent, elle s’est engagée à donner un million sur quatre ans à l’entreprise Kruger, détenue par une famille dont la fortune frôle les 2 milliards.

Depuis 2006, la Loi sur les compétences municipales prévoit que les villes peuvent consacrer jusqu’à 250 000 $ de leur budget pour le donner à une ou des entreprises de leur choix, quels que soient leur taille et leur secteur d’activité. Montréal et Québec disposent d’un budget un peu plus élevé, soit 300 000 $. 

Récemment, le Courrier Laval révélait que Laval allait verser à la multinationale Couche-Tard 80 000 $ par année sur cinq ans, une information reprise par La Presse et qui avait provoqué des vagues.

Laval n’est pas la seule grande ville à avoir choisi d’utiliser son enveloppe discrétionnaire pour aider une grande entreprise.

Lors du conseil municipal du 6 février 2018, Trois-Rivières a quant à elle décidé de verser la totalité de la somme disponible prévue par la loi, soit 250 000 $ par année, pendant quatre ans à Kruger. Cela en fait la grande ville la plus généreuse avec son enveloppe discrétionnaire réservée aux entreprises.

La résolution qui suivait une décision annoncée quelques mois plus tôt, indiquait « que pour maintenir les emplois à l’usine Kruger Wayagamack située sur l’île de la Potherie, la Ville croit opportun de lui verser une telle aide financière ».

Elle disait aussi que « cette aide doit servir notamment à diversifier sa production pour délaisser graduellement le papier pour magazines et circulaires vers de nouveaux papiers de spécialité ».

« Pas une grosse somme pour Kruger »

Il s’agit d’une décision discutable, selon Michel Magnan, professeur en gouvernance à l’Université Concordia. Tout d’abord, constate M. Magnan, cela ne représente pas une grosse somme dans le budget total d’une ville, mais, en contrepartie, ce n’est pas une grosse somme non plus pour une entreprise de la taille de Kruger Wayagamack. « Est-ce que c’est un montant qui va changer quoi que ce soit ? », demande-t-il.

Deuxièmement, il s’inquiète de l’absence de critères pour attribuer ces sommes.

« Je regarde la résolution que Trois-Rivières a votée et c’est très flou. Il n’y a à peu près rien de vérifiable là-dedans. Comme il n’y a pas de critères de performance, ça crée un climat où il n’y a pas d’équité, parce qu’il y a d’autres entreprises qui pourraient avoir des besoins, qui n’ont pas été approchées ou qui n’y ont pas pensé. »

— Michel Magnan, professeur en gouvernance à l’Université Concordia

Lors d’une entrevue téléphonique, le maire Jean Lamarche, qui n’était pas en poste à cette époque, a défendu la décision.

« Ça faisait partie d’un montage financier avec Investissement Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières et Kruger, explique-t-il. Investir un million sur quatre ans sur un projet de 57 millions qui nous permet de préserver 328 emplois, je pense que c’est une décision réfléchie. C’est une entreprise importante pour Trois-Rivières. La famille Kruger fait partie de l’histoire de notre ville. »

Questionné à ce sujet, le porte-parole de l’entreprise Kruger, Jean Majeau, n’a pris aucun détour. « Je pense que c’est très différent de Couche-Tard, ça ne peut pas se comparer. »

C’est Kruger qui a approché les Villes de Trois-Rivières et de Sherbrooke pour obtenir du financement lors de la transformation de ses usines, a affirmé à La Presse M. Majeau, vice-président aux affaires corporatives et communications.

Dans le montage financier avec Investissement Québec, il fallait fusionner les usines de Brompton et de Wayagamack et la Centrale de cogénération à la biomasse de Brompton pour créer la nouvelle entité Papiers de spécialité Kruger Holding S.E.C, a expliqué Jean Majeau en entrevue téléphonique. Investissement Québec a une participation de 37,5 % dans cette nouvelle entité.

« La création de la nouvelle entité nous générait des taxes de mutation d’un million à Trois-Rivières et de 300 000 $ à Sherbrooke, soutient-il. On trouvait absolument ironique et contre-productif que pour réussir à sauver des usines, on se fasse pénaliser. Je suis allé voir les deux municipalités et je leur ai dit : “Pouvez-vous nous aider à éviter qu’on se fasse imposer 1 300 000 $ de frais totalement contre-productifs ?” »

De fait, la Ville de Sherbrooke a donné un total de 350 000 $ sur deux ans à Kruger (en 2017-2018).

De son côté, la Fédération canadienne des contribuables (FCC) croit que ce budget discrétionnaire n’est pas équitable pour les autres entreprises de la municipalité.

« Je pense que prétendre que ce montant-là aide Kruger à rester à Trois-Rivières, c’est un peu de la pensée magique, affirme Renaud Brossard, directeur pour le Québec de la FCC. Les 250 000 $ représentent quatre ou cinq salaires sur plus de 300 salaires, estime-t-il. Ce qui aiderait l’ensemble des entreprises, c’est que la Ville baisse les taxes commerciales municipales. Ce serait plus juste et équitable. »

Critères variables et montants dérisoires

Parmi les 10 plus grandes villes du Québec, seulement quatre ont utilisé leur enveloppe discrétionnaire pour les entreprises. Du lot, seul Longueuil l’a utilisée pour des PME. Trois choses à savoir sur ce programme.

Critères adaptables

Longueuil a accordé des montants à la PME Ebox, un fournisseur d’internet, au transporteur aérien Pascan et à l’entreprise de services informatiques Sherweb parce qu’ils stimulent l’activité économique et le développement du centre-ville, en plus d’avoir de bonnes perspectives de croissance, a indiqué par courriel la direction des communications. À Lévis, on a décidé de soutenir le chantier Davie, qui faisait face à l’époque à de graves difficultés financières, a expliqué la direction des communications.

La professeure associée au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal, Danielle Pilette, n’est pas surprise. « Les critères d’attribution sont différents d’une municipalité à l’autre, selon les problématiques économiques. À Longueuil, ce sont les petites entreprises qui ont tendance à fuir et qu’on veut retenir, affirme-t-elle. À Trois-Rivières, l’industrie traditionnelle du papier a généré des programmes de formation en génie à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Si on renonce complètement à la conversion de Kruger, ça veut dire que le programme de formation va peut-être fermer. »

Ignoré par les grandes villes

Les montants autorisés par la Loi sur les compétences municipales sont relativement dérisoires, analyse Danielle Pilette, professeure associée à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. La Ville de Montréal a droit à un budget discrétionnaire de 300 000 $ sur un budget total de dépenses qui dépassent les 5 milliards de dollars. Elle croit que les grandes villes ont d’autres leviers plus intéressants. Michel Magnan, professeur en gouvernance à l’Université Concordia, soutient de son côté que l’absence de critères précis ouvre la porte au danger de la corruption. « Montréal fait bien de ne pas l’utiliser avec tout ce qu’elle a connu, dit-il. Quand c’est normé, quand tout le monde passe par la même porte, ça réduit le potentiel de dérapage et de risque. »

Budgets d’exception

Les Villes ne sont pas des endroits de redistribution de la richesse ou des revenus, explique la professeure Danielle Pilette. « Les subventions aux entreprises et encore plus aux particuliers doivent être l’exception, et non la règle », soutient-elle. Si le fédéral a le pouvoir de redistribuer et de dépenser, et que les gouvernements provinciaux ont celui de redistribuer de la richesse, les municipalités ont celui de donner des services au meilleur coût. « Pour faire autre chose, comme donner des subventions, il faut qu’elles soient autorisées par une loi provinciale », affirme-t-elle.

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