La Presse au Nigeria  Élection présidentielle

La bombe démographique à retardement

Avec 199 millions d’habitants, le Nigeria est déjà le pays le plus peuplé d’Afrique. Et avec un taux de fécondité de plus de cinq enfants par femme et sans aucun plan concret pour contrôler la natalité, sa population devrait plus que doubler d’ici 30 ans. Comment le nouveau président pourra-t-il éviter la crise sociale ? Alors que plus de 80 millions d’électeurs nigérians vont aux urnes aujourd’hui, notre collaborateur s’est rendu dans la capitale pour comprendre l’ampleur de la tâche qui attend le prochain président.

Un dossier de notre collaborateur Jasmin Lavoie

« Si on n’agit pas, on s’en va tout droit vers une crise sociale »

Le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique. Et nul ne sait précisément combien de personnes vivent à Lagos, la plus grande ville du continent. Quatorze millions ? Vingt et un millions ? Chose certaine, les propositions des candidats à la présidence pour s’attaquer à cette « bombe démographique à retardement » sont loin d’être convaincantes, a constaté notre collaborateur sur place.

Lagos — Oniulu Jacob, gardien de sécurité dans le quartier Ketu à Lagos, affiche un large sourire lorsqu’on lui parle de sa famille. « J’ai 10 enfants, tous de la même mère », dit-il. Son père, lui, en a eu 25, de quatre femmes différentes.

« Avant de mourir, mon père m’a dit : “C’est mieux d’avoir beaucoup d’enfants. Dans notre pays, on ne sait jamais combien vont mourir. Si tu as un nombre bas d’enfants, et que tu les perds presque tous, tu te retrouves seul” », raconte-t-il à La Presse.

La dernière fois que les Nigérians sont allés aux urnes pour élire leur président, en 2015, la population du pays se chiffrait à 182 millions. Quatre ans plus tard, elle est passée à 199 millions. Si l’issue de l’élection est imprévisible, l’un des grands défis de son vainqueur l’est beaucoup moins : s’attaquer à la bombe à retardement démographique.

Le Nigeria est déjà le pays le plus peuplé d’Afrique. Ajoutez à cela un taux de fécondité de plus de cinq enfants par femme et vous arriverez à une population qui doublera assez vite : 433 millions d’habitants d’ici 2050, selon les prévisions de l’ONU. Le pays deviendrait alors le troisième du monde pour la population, derrière l’Inde et la Chine.

Le Nigeria est déjà aux prises avec un taux de chômage alarmant de 23 %. Pour que le boom démographique prédit ne tourne pas à la catastrophe, il faudrait que celui-ci soit accompagné d’un boom économique tout aussi important. Or, les économistes croient peu probable un tel scénario.

Et malgré cette tendance alarmante, le Nigeria n’a toujours pas implanté de politique familiale efficace à l’échelle nationale.

Nul ne sait précisément combien de personnes vivent à Lagos, plus grande ville du Nigeria et du continent africain. Les Nations unies croient que c’est 14 millions, alors que l’État de Lagos avance le chiffre de 21 millions.

Pour dresser un portrait plus juste, Samuel Akinrolabu, coordonnateur à la Fédération des bidonvilles et des établissements informels de Lagos, compte les habitants un par un dans le bidonville d’Ago Agoon.

En marchant parmi les petites habitations en bois dépourvues d’eau potable, de toilette, et souvent branchées illégalement à des réseaux électriques, il pointe le chiffre huit inscrit à la craie sur l’une des planches.

« Ça veut dire qu’il y a huit personnes qui habitent ici. On fait ça sur chacune des maisons pour compter le nombre de résidants dans ce bidonville. C’est la seule façon de s’y retrouver. »

— Samuel Akinrolabu, coordonnateur à la Fédération des bidonvilles et des établissements informels de Lagos

Le sol poussiéreux est recouvert de bouteilles aplaties, de sacs de plastique, de morceaux de tissu et autres déchets. Le gouvernement ne fait pas la collecte des ordures dans le quartier, et menace depuis quelques années d’exproprier les résidants, pour la plupart des pêcheurs sans emploi.

Pour répondre au développement urbain, le gouvernement construit actuellement une île artificielle pas très loin de la berge d’Ago Agoon. Sauf qu’en essayant de régler un problème, le gouvernement en crée d’autres.

La communauté n’a plus accès à l’eau depuis juin 2017 pour aller pêcher. « Comme je ne peux plus pêcher, je ne peux plus envoyer mes enfants à l’école », raconte Francis Ajabu, qui cherche tant bien que mal un autre travail.

Au cours des 30 dernières années, la proportion mondiale de personnes vivant dans l’extrême pauvreté est passée de 36 % à 8 %. Pendant que le reste de la planète faisait des progrès dans la lutte contre la pauvreté, le Nigeria est allé en sens contraire. L’automne dernier, le pays a dépassé l’Inde, pourtant six fois plus peuplée, en tant que nation comptant le plus grand nombre de pauvres, avec 87 millions de ses citoyens vivant dans une pauvreté extrême, soit avec moins de 1,90 $US par jour.

Et la surpopulation y est pour quelque chose, selon Megan Chapman, codirectrice de Justice & Empowerment Initiatives – Nigeria, une ONG qui vient en aide aux communautés marginalisées à Lagos.

« Je pense qu’il y a de la pauvreté au Nigeria parce qu’il n’y a aucun effort sérieux pour essayer de contrôler la population de quelque manière que ce soit », dit-elle à La Presse.

Selon cette militante des droits de la personne, qui habite le pays depuis huit ans, la régulation des naissances est encore taboue au Nigeria. Les normes culturelles jouent aussi contre les femmes, qui ne sont souvent pas consultées dans la décision d’avoir un autre enfant.

« Même à Lagos, l’un des endroits les plus progressistes du pays, plusieurs pharmacies ne vendent aucun type de contraception. L’avortement est illégal même en cas de viol. Les personnes en situation de pauvreté sont souvent fières d’avoir beaucoup d’enfants. »

Pour Ejike Oji, docteur spécialisé en planification familiale établi à Abuja, la croissance démographique élevée révèle aussi de l’ignorance et un manque d’éducation.

« Souvent, les gens en situation de pauvreté ne comprennent même pas que c’est une mauvaise idée pour eux d’avoir beaucoup d’enfants. »

— Ejike Oji, docteur spécialisé en planification familiale

Pour lui, la solution passe par des mesures fiscales incitatives, de façon que les Nigérians aient avantage à n’avoir que deux ou trois enfants maximum. « Si on n’agit pas, on s’en va tout droit vers une crise sociale. »

La première politique démographique nigériane a été élaborée en 1988, mais n’a jamais atteint ses objectifs. Une autre politique a été mise en place en 2005 pour réduire le nombre de mariages précoces et le taux de fécondité, mais elle a été jugée inefficace par un rapport gouvernemental publié en 2015.

Pour résoudre ce problème, le parti du président sortant, Muhammadu Buhari, propose d’éduquer plus de femmes, tandis que celui de l’autre principal candidat, Atiku Abubakar, promet surtout de stimuler la croissance économique.

À l’échelle locale, les politiciens sont aussi parfois réticents à implanter les politiques fédérales, qui feraient diminuer le poids démographique de leur région, et ainsi les redevances du gouvernement fédéral, dont les revenus sont gonflés par les exportations de pétrole.

L’enjeu de l’élection d’aujourd’hui n’apparaît donc pas être de savoir qui remportera la présidence, mais plutôt ce qu’il en fera. Si l’économie ne s’améliore pas, et si le prochain gouvernement ne s’attaque pas à l’éléphant démographique dans la pièce, le Nigeria se dirige vers une catastrophe humanitaire pour les décennies à venir.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Des pauvres… et des millionnaires

Le Nigeria est le pays où la croissance du nombre de millionnaires est la plus forte du monde. Selon le cabinet de recherche Wealth-X, leur nombre devrait progresser de 16,3 % chaque année jusqu’en 2023. Ce dernier chiffre est directement lié à celui du nombre de barils de pétrole produits chaque jour dans le pays. Avec quelque 1,8 million de barils par jour, le Nigeria est le premier producteur du continent africain, devant l’Angola.

— D’après l’Agence France-Presse

Un vote contre du riz

« Vous savez bien ce que les gens sont capables de faire en échange d’un sac de riz », a expliqué dernièrement à l’AFP un agent de police de la ville d’Aba, dans le sud du pays. « Notre devoir est de nous assurer qu’ils puissent choisir leur candidat librement, sans pression et sans avoir à montrer pour qui ils ont voté, en prenant une photo avec leur portable, par exemple », a-t-il ajouté. L’achat de voix est une pratique courante au Nigeria, et se fait en échange de quelques milliers de nairas (de 3 à 7 $CAN environ). « Tous les politiciens le font », regrette un agent de la Commission électorale. « Ils ne se dénonceront pas, du coup. Sauf après la proclamation des résultats : celui qui perd va se plaindre des agissements de l’autre. » « S’ils m’offrent de l’argent, je vais le prendre », assure Hassa, une couturière de la ville de Kano. « Ce n’est pas un crime, parce que de toute façon, c’est notre argent. Ils ne font que nous le rendre. »

— D’après l’Agence France-Presse

Deux candidats pour une présidentielle convoitée

Plus de 84 millions d’électeurs nigérians sont enregistrés, et près de 120 000 bureaux de vote seront déployés aujourd’hui sur un territoire grand comme une fois et demie la France. Après le report du scrutin du 16 février à aujourd’hui, le ton a monté entre les deux principaux candidats à la présidentielle, qui se sont mutuellement accusés cette semaine de tentatives de fraude.

Muhammadu Buhari

76 ans

Le président Buhari, au pouvoir depuis 2015, cherche à obtenir un second mandat avec le soutien du Congrès des progressistes (APC). Il a appelé cette semaine les électeurs à « braver tous les défis et à aller voter ». « Vos votes seront pris en compte », a-t-il dit.

Le chef de l’État s’est aussi exprimé sans fard : si quelqu’un vole une urne électorale ou utilise des criminels pour perturber le scrutin, « ça sera probablement le dernier acte criminel qu’il commettra ». Une phrase perçue comme un appel à la haine et aux crimes extrajudiciaires, dont l’armée nigériane est souvent accusée.

Le Nigeria a effectué sa transition démocratique en 1999 après des décennies de dictature militaire. Muhammadu Buhari, alors général, a gouverné le pays une première fois en 1983 après un coup d’État, laissant le souvenir d’un dirigeant honnête, mais intransigeant et particulièrement dur.

C’est notamment sur la promesse de lutter contre la corruption et contre l’insurrection djihadiste de Boko Haram, les deux fléaux du pays, qu’il avait conquis les électeurs en 2015.

Il avait alors marqué l’histoire, devenant le premier candidat de l’opposition à remporter un scrutin dans les urnes, après 16 années de pouvoir sans partage du Parti populaire démocratique.

Mais si le parti du président Buhari détenait pendant la campagne une avance démographique, l’opposition pourrait tirer profit d’un bilan médiocre du chef de l’État, marqué par la récession économique (2016-2017) et une forte recrudescence de l’insécurité dans de nombreuses régions du pays.

Atiku Abubakar

72 ans

Ancien vice-président du Parti populaire démocratique (PDP), Atiku Abubakar a rappelé cette semaine que lors du scrutin en 2015, « les Nigérians, armés de leurs seules cartes électorales », ont provoqué un changement de président. « [Aujourd’hui], ils en auront à nouveau la possibilité. »

Après quatre tentatives, cet homme d’affaires richissime de 72 ans sera peut-être élu aujourd’hui président du Nigeria, première économie d’Afrique et premier exportateur de pétrole du continent.

« Chaque matin, je prie pour que Dieu nous apporte Atiku », confie Tonnoyi Gowono, commerçante de 37 ans, soulignant que l’investisseur milliardaire est bien « meilleur en affaires » que l’ancien général de l’armée Buhari. « En 2015, on pensait que Buhari ferait de bonnes choses, mais nous avons été déçus », raconte à l’AFP Dosu Akanji, casquette « Atiku » vissée sur la tête.

Polygame, ayant plus d’une vingtaine d’enfants, Abubakar est considéré comme un homme du Nord, mais après une carrière de fonctionnaire des douanes, notamment à Lagos, la capitale économique, il a tissé un important réseau dans le Sud.

Le candidat du PDP se veut rassembleur face à un Buhari accusé de favoriser son clan nordiste. Toutes ses épouses sont d’ailleurs d’origines ethniques différentes, fait très rare dans un pays encore très divisé entre les Haoussas du Nord, les Yorubas du Sud-Ouest et les Igbos du Sud-Est.

Issu d’une famille très pauvre de l’État de l’Adamawa (Nord-Est), et ayant fait peu d’études, il assure « tout devoir au Nigeria ». « C’est pour cela que je veux être président, pour rendre à mon pays ce qu’il m’a permis de devenir », assure-t-il.

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