Contestation de l’Arrêt Jordan

« Nous implorons la ministre Vallée d’agir »

Indignées par l’arrêt des procédures dans un procès pour meurtre, des organisations de victimes d’actes criminels pressent l’État de recourir à la disposition de dérogation.

La libération, jeudi dernier, d’un homme accusé du meurtre de sa conjointe galvanise les organisations de victimes d’actes criminels et de défense de femmes victimes de violence, qui demandent au gouvernement Couillard d’invoquer la disposition de dérogation afin de suspendre l’effet de l’arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada.

Cette décision, rendue l’été dernier, fixe des limites strictes à la durée des procès et a semé la pagaille dans le système judiciaire d’un bout à l’autre du pays.

Jeudi dernier, Sivaloganathan Thanabalasingam a été libéré et n’aura pas de procès pour le meurtre de sa femme Anuja Baskaran puisque 56 mois se sont écoulés depuis son arrestation.

« Nous implorons la ministre [de la Justine Stéphanie] Vallée d’agir », a lancé Nancy Roy, directrice de l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues.

Des appuis

Mme Roy et quatre autres représentantes de victimes ont appuyé hier en conférence de presse le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, et la porte-parole de ce parti en matière de justice, Véronique Hivon, dans leur demande, rejetée la veille par le premier ministre Couillard, d’invoquer la disposition de dérogation.

M. Lisée a rappelé que cette disposition inscrite à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés est utilisée actuellement dans cinq lois québécoises et qu’elle a été invoquée dans le passé par le Parti libéral au pouvoir.

« La confiance dans le système de justice est ébranlée. Aujourd’hui, on a atteint la cote d’alerte. »

— Jean-François Lisée

Il rappelle que plus de 800 demandes d’arrêt du processus judiciaire ont été déposées au Québec en vertu de l’arrêt Jordan, dont 489 en matière criminelle.

« La mission première du système de justice est de rendre justice aux victimes », affirme pour sa part Véronique Hivon.

Et les porte-parole des organisations de victimes sont aux abois. « Les décisions comme celle de jeudi sont de nature à décourager les femmes de porter plainte », avertit Sylvie Langlais, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence.

Selon M. Lisée, le gouvernement doit agir même s’il n’est pas certain d’en avoir le pouvoir en vertu de la Constitution canadienne. En effet, bien que l’administration de la justice soit de compétence provinciale, le droit criminel relève du Parlement fédéral.

Un électrochoc

Il y a effectivement un risque de ce côté, selon le constitutionnaliste Sébastien Grammond, de l’Université d’Ottawa.

M. Grammond croit en outre que l’arrêt Jordan est en train d’avoir l’effet escompté, celui d’un électrochoc en faveur d’un financement adéquat du système de justice.

« Un meurtre, c’est tragique pour la famille, un meurtre qui n’est pas puni, c’est encore plus tragique, dit-il. Mais je suis certain que la Couronne va aller en appel de cette décision [dans l’affaire Thanabalasingam]. C’est peut-être un prix à payer pour qu’on réinvestisse dans le système de justice. »

Chronologie de l’arrêt Jordan

2008 – Barrett Richard Jordan a été inculpé pour une histoire de possession et de vente de drogue en Colombie-Britannique.

Février 2013 – Jordan a été reconnu coupable, 49 mois après son arrestation. Ses avocats ont porté sa cause en appel en arguant que les délais avaient été déraisonnables.

8 juillet 2016 – Dans une décision rendue par le plus haut tribunal du pays, à cinq juges contre quatre, les condamnations de M. Jordan ont été invalidées. La Cour suprême a par le fait même fixé de nouvelles limites pour la durée du processus judiciaire. Ainsi, selon le plafond établi, les causes doivent connaître un dénouement dans un délai maximal de 18 mois pour les dossiers en cour provinciale, et de 30 mois pour les causes devant jury (tribunaux supérieurs), sauf « circonstances exceptionnelles ».

21 septembre 2016 – Quatre membres des Hells Angels ont été libérés en vertu de l’arrêt Jordan. Salvatore Cazzetta, qui était accusé de gangstérisme, de complot de fraude et d’avoir frustré le gouvernement de plus de 5000 $, ainsi que Peter Rice et ses fils Burton et Peter Francis, qui étaient des fabricants de cigarettes de Kahnawake, avaient été arrêtés lors de l’opération Machine menée en 2009.

24 novembre 2016 – L’ex-patron de la firme de sécurité BCIA Luigi Coretti a échappé aux accusations de fraude, de fabrication de faux et d’usage de faux qui pesaient contre lui. Il avait été accusé en 2012 et son procès était prévu en 2018.

16 février 2017 – Treize accusés en lien avec le scandale de fraude et de corruption à la Ville de Laval ont invoqué l’arrêt Jordan. Deux d’entre eux ont obtenu un arrêt du processus judiciaire par la Cour supérieure. Leur procès serait venu à terme après 51 et 52 mois.

6 avril 2017 – Sival Thanabalasingam était accusé d’avoir tué sa femme, Anuja Baskaran, à coups de couteau en 2012. Il est le premier accusé de meurtre à avoir échappé à son procès grâce à l’arrêt Jordan.

— Audrey Ruel-Manseau, La Presse

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