Bouchard le pessimiste
Gérard Bouchard
73 ans
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. Historien et sociologue, il travaille notamment sur les fondements symboliques du lien social et la gestion de la diversité ethnoculturelle. Il a obtenu de nombreux prix, dont le prix Léon-Gérin. Parmi ses dizaines de publications, on compte Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Prix du Gouverneur général, Boréal, 2000) et L’interculturalisme – Un point de vue québécois (Boréal, 2012).
Vous avez déjà dit éprouver une certaine lassitude devant le débat sur la laïcité et les accommodements qui dure depuis plus de 10 ans. Que comptez-vous dire au colloque de l’Université de Montréal qui n’a pas déjà été dit ?
Une des choses que j’ai envie de dire n’est pas loin de la lassitude que vous évoquez. Mais c’est un peu différent… Mon impression, c’est que depuis 10 ans ou presque, on n’a pas avancé beaucoup. Je me demande même si on a avancé. Il y a même des raisons de penser qu’on a reculé. Sur la laïcité, on n’a rien réglé. Il y a eu la tentative du PQ avec la charte des valeurs qui a un peu empiré les choses, laissant derrière elle des dommages qu’il faut maintenant réparer dans les rapports entre les minorités et la majorité. Il y a plus de violence à l’endroit des musulmans. L’islamophobie s’exprime d’une façon vive. Il y a eu une hausse des crimes haineux, encore une fois la plupart du temps à l’encontre des musulmans. En plus de la tuerie de Québec, il y a eu d’autres actes de violence…
Les problèmes que nous avons diagnostiqués il y a 10 ans sont encore là. Par exemple, le taux de chômage chez les immigrants et l’opposition de la population aux accommodements raisonnables. L’initiative du gouvernement, la loi 62, ne donnera absolument pas les fruits escomptés, à mon avis. C’est une loi mal préparée et mal conçue. Finalement, si on met tout ça ensemble, je pense qu’on a peut-être reculé.
Ce que je regrette… Après notre travail à la Commission, il y avait eu un brassage terrible au Québec. Je suis convaincu que l’on avait créé l’amorce de quelque chose. Dans ces conditions, il faut qu’un acteur autorisé, crédible, prenne le relais. C’est-à-dire l’État, le gouvernement. Cela n’a pas été fait. L’amorce est tombée à plat. Je pense même qu’on est retombé en dessous du niveau où on était avant. C’est une occasion manquée.
Après 10 ans de tâtonnements, le projet de loi sur la neutralité religieuse que le gouvernement s’apprête à adopter ne vous apparaît donc pas comme une réponse adéquate à votre rapport ?
C’est un projet de loi qui présente plusieurs faiblesses. Ce projet refuse de parler de laïcité, alors que c’est bien de cela qu’il s’agit. Parce que les libéraux pensent que le PQ, avec son initiative de charte des valeurs, a contaminé le concept de laïcité. Ça ne m’apparaît pas être une très bonne raison. Le concept de laïcité est quand même très utile, il me semble. Pourquoi ne parler que de neutralité ? Quant à l’idée de recevoir les services de l’État à visage découvert, ça va trop loin. C’est évident que les tribunaux vont rejeter ça.
Quelle est votre plus grande déception quant à la réception de votre rapport ? Ou quelle est LA recommandation à laquelle il serait urgent de donner suite ?
Ça me paraît évident que ce dont le débat a le plus souffert, c’est le défaut de donner suite par exemple à la recommandation d’un livre blanc sur l’interculturalisme qui aurait établi un modèle général, une façon de faire, pour aborder l’ensemble de ces problèmes. Tout le monde était preneur à ce moment-là. C’est une grande occasion ratée. Même chose pour la laïcité.
Y a-t-il quelque chose qui vous rend fier dans les suites du rapport ?
Non… Pour ce qui est de la situation au Québec des rapports interculturels et de l’intégration des minorités, et des changements dans la mentalité des francophones, je ne vois pas d’améliorations. Je vois par exemple des groupes d’extrême droite qui se sont formés. Je trouve ça grave. Ça veut dire que des abcès commencent à se former. Ce n’est pas que des stéréotypes et des perceptions négatives. Ça va beaucoup plus loin. D’après les images que j’ai pu voir, certains de ces groupes se donnent presque des airs de milice. D’anciens militaires sont apparemment très présents dans ces groupes. Il faudrait s’en occuper.
En février dernier, à la suite de la tuerie de Québec, Charles Taylor a fait une sortie où il disait ne plus souscrire à la recommandation de votre rapport quant à l’interdiction des signes religieux pour les personnes qui exercent des fonctions dites « coercitives ». Vous n’avez pas été surpris. Mais avez-vous été déçu ?
C’est de l’eau sous les ponts… Je crois qu’à ce moment-là, il y avait encore une occasion qui se présentait d’une sorte de consensus non seulement dans la population, mais aussi à l’Assemblée nationale. La CAQ, QS, le PQ étaient prêts à travailler sur la même plateforme. Il fallait peu de chose… Et finalement, M. Couillard a décidé de ne pas se joindre à ce mouvement. Donc, c’est terminé. C’est une autre occasion ratée. Je crois que depuis 10 ans, c’est une suite d’occasions ratées.
Une consultation sur la discrimination systémique et le racisme vient d’être mise sur pied. Votre rapport contenait déjà des recommandations à ce sujet qui n’ont pas été suivies… Avez-vous l’impression que l’on tourne en rond ?
Dans notre rapport, on ne parlait pas de discrimination systémique parce que l’expression commençait à être utilisée et était très peu connue. Mais on parlait de toutes les formes de discrimination. On ne peut pas dire que ça s’est précipité dans les officines gouvernementales pour mettre en œuvre des programmes contre la discrimination. J’étais d’accord avec l’initiative qui a mené à la consultation. Mais depuis, la façon dont le dossier a évolué… C’est en train de se défaire, ça perd de la crédibilité. M. Couillard lui-même a battu en retraite. Maintenant, il en fait une consultation quasiment privée dont le calendrier a été beaucoup abrégé. C’est des maladresses. On verra comment ça va évoluer. Mais ce n’est pas impossible que ça suive la ligne des occasions ratées.
Vous parlez beaucoup d’occasions ratées. Y a-t-il quelque chose qui vous donne tout de même de l’espoir pour la suite des choses ?
Je ne suis pas quelqu’un qui broie du noir. Je ne suis pas un pessimiste, mais… Prenons l’exemple de la politique. Si c’est le PQ qui remporte les prochaines élections, je n’ai pas une grande confiance en M. Lisée pour mener ce genre de dossiers. Je vois ce qu’il a fait dans la course à la chefferie – ses déclarations sur les mitraillettes sous les niqabs ou sur Alexandre Cloutier traité de complice des radicaux – et je n’ai pas confiance.
Si la CAQ gagne, je crois que ça va être encore pire. Quant à Québec solidaire, même si je partage entièrement leurs idées et leurs convictions, ce n’est pas un parti qui lève vraiment parce que c’est un parti radical et au Québec, la culture politique n’aime pas le radicalisme…
Finalement, si M. Couillard est au pouvoir, ce sera comme avant. Ça ne donnera pas grand-chose non plus. Il faudrait donc que l’espoir vienne de la population. Il faudrait tabler sur le bon sens d’un très grand nombre de Québécois qui restent ouverts, mais qui se heurtent toujours à des opinions et à des stéréotypes dans la population.
Après la tuerie de Québec, les gens ont manifesté à - 30 pour dire leur émotion et dire à quel point ils étaient scandalisés. C’est dans ces occasions qu’il faut saisir le courant et travailler avec lui. Cela aurait été facile de maintenir cet esprit, de travailler à partir de là pour asseoir les politiques et changer vraiment les choses, changer les mentalités. Malheureusement, ce fut une autre occasion ratée.
* Les propos ont été abrégés pour en faciliter la lecture.