Bouchard-Taylor, dix ans plus tard

L’optimiste et le pessimiste

Dix ans après la commission Bouchard-Taylor, avons-nous avancé ou reculé ? Rima Elkouri en a discuté avec les deux coprésidents qui ne s’entendent pas sur le sujet. L’un est plutôt optimiste ; l’autre, beaucoup plus inquiet.

Bouchard-Taylor, dix ans plus tard

Taylor l’optimiste

Charles Taylor

85 ans

Professeur émérite de science politique et de philosophie à l’Université McGill. Lauréat de nombreux prix prestigieux (dont les prix Templeton, Berggruen et de Kyoto), il est considéré comme l’un des plus éminents philosophes canadiens. Parmi ses nombreuses publications, on compte A Secular Age (Belknat Harvard, 2007) et Laïcité et liberté de conscience, avec Jocelyn Maclure (Boréal, 2010).

Vous prendrez la parole lors d’un colloque international de l’Université de Montréal soulignant les 10 ans de la commission Bouchard-Taylor. Cela fait plus de 10 ans que l’on en parle… Que comptez-vous dire qui n’a pas déjà été dit ?

Le colloque de Solange Lefebvre [titulaire de la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse] s’intéresse surtout à savoir où on en est maintenant. Avons-nous avancé ou reculé ? J’y réfléchis beaucoup. Je crois que l’on a fait des progrès et que l’on a aussi subi des reculs. La Commission elle-même a apaisé l’atmosphère surchauffée du Québec. Il y a une crainte de fond. La crainte que notre mode de vie soit changé et de se retrouver étranger dans son propre pays. Et il y avait aussi une autre crainte autour de cette première crainte : que cela se décide sans consulter le peuple, que ce soient les juges qui décident. Je crois que le genre de consultation que l’on a menée, pas seulement avec des organisations déposant des mémoires, mais aussi avec des citoyens prenant la parole dans des forums, a complètement changé cette perception et a apporté un grand soulagement.

Mais cela n’a pas effacé toutes les craintes…

Non. Deux choses se sont passées depuis. L’une, très positive. L’autre, très négative. Ce qui est positif : un certain public et certains médias se sont raffermis davantage dans une attitude qui va dans le sens du rapport. C’était surtout en réaction au débat sur la charte des valeurs.

Le côté négatif : nous sommes dans un autre monde maintenant où il y a un mouvement international qui alimente la haine. Le jeune Bissonnette, auteur présumé de l’attentat terrible à Québec, a été très influencé par Trump. Radio-Canada a démontré que la campagne de Trump pendant une année a fait monter les incidents haineux en ligne au Canada de 600 %. Des sites répandent constamment des mensonges et des affaires islamophobes inventées. Il y a non seulement une vague de phobie organisée mais aussi une façon dont les médias sociaux fonctionnent qui est de moins en moins limitée par la vérité.

Aux yeux de Gérard Bouchard, nous avons surtout reculé depuis 10 ans. Partagez-vous son point de vue ?

Non… Mondialement, il y a eu plus de reculs. Mais nous sommes, au Québec, dans une situation particulière, où nous avons discuté de ces enjeux très profondément. Ça ne se passe pas dans tous les pays, ce genre de consultation. C’est difficile de prévoir ce qui va arriver. Mais une chose que je constate chez les Québécois, c’est qu’ils ont une certaine difficulté à infliger des désavantages ou des torts sérieux aux autres. Il y a ici un côté gentil. C’est ce que nous indiquent les sondages sur la charte des valeurs. Lorsqu’on demandait aux gens s’ils étaient en faveur de la charte, plus de 50 % disaient oui. Si on leur demandait s’ils étaient d’accord pour que des gens perdent leur travail à cause de ça, plus de 50 % disaient non. Ce n’est pas du tout la mentalité des partisans de Trump aux États-Unis. Il y a un bon sens dans la population qui est spécifique au Québec.

Après 10 ans de tâtonnements, le gouvernement s’apprête à adopter un projet de loi sur la neutralité religieuse de l’État. Le voyez-vous comme quelque chose de positif ?

Oui, c’est positif dans la mesure où on ne joue pas trop dans les préjugés actuels. Ce qui constitue un pas vers l’avant, c’est le refus de restrictions pour les gens qui portent des symboles religieux en général. Cela revient un peu à entériner les principes d’une laïcité saine. Mais j’aurais voulu une définition de la laïcité qui va dans le sens du rapport. Pour le dire en deux phrases : l’État est neutre. Les individus sont libres. Maintenant, il y a toutes ces histoires autour du niqab et de la burqa qui sont tellement chargées d’émotions alors que l’on parle d’une toute petite minorité. Cibler une partie de la population avec des interdits, ce n’est pas la meilleure façon d’assainir les relations dans notre société.

Quelle est votre plus grande déception quant à la réception de votre rapport ?

Je n’avais pas de grandes illusions, donc je n’ai pas eu de grandes déceptions [rires]… Mais il y a des choses que l’on aurait pu faire et qui n’ont pas été faites. Comme de s’assurer que les immigrés admis ici pour leurs compétences arrivent à travailler dans leur domaine. C’est vrai de toutes les juridictions canadiennes. Mais nous sommes la pire. Il y a beaucoup d’obstacles. C’est absurde. On a besoin de ces gens-là.

Une consultation sur la discrimination systémique et le racisme vient justement d’amorcer ses travaux. Votre rapport contenait déjà des recommandations à ce sujet qui n’ont jamais été suivies… Avez-vous l’impression que l’on tourne en rond ?

J’ai l’impression qu’on fait de la politique avec ça. On ne parle pourtant pas de racisme systématique mais de racisme systémique qui crée des rapports d’inégalités raciales derrière le dos de tout le monde. Quand des gens, dont un chef de parti, qui est très éduqué et qui a voyagé dans le monde, font de la politique là-dessus en disant qu’on nous accuse de racisme systématique, où est la bonne foi ? Bien expliqué, cela ne devrait pas poser de problème. On devrait pouvoir convaincre une majorité que ce n’est pas une accusation des Québécois mais une façon de rendre plus saine et plus unie notre société.

En février dernier, vous avez fait une sortie qui a fait grand bruit où vous disiez ne plus souscrire à la recommandation de votre rapport quant à l’interdiction des signes religieux pour les personnes qui exercent des fonctions dites « coercitives » comme les juges et les policiers. En fait, vous n’avez jamais cru que ces restrictions étaient une implication nécessaire de la laïcité…

C’est exact. Il y avait entre Gérard et moi une espèce de compromis, énoncé à la page 151 du rapport. On dit qu’il y a deux façons d’expliquer cette interdiction. La première : on peut considérer que cette proposition est la plus appropriée dans le contexte actuel de la société québécoise, étant bien entendu que ce contexte peut changer. La deuxième : on peut également soutenir que la proposition revêt un caractère permanent, dans la mesure où elle incarne le principe même de laïcité. La première raison, c’était la mienne. La deuxième, c’était celle de Gérard. On ne l’a pas écrit. Mais c’est clair qu’il y avait un désaccord parce que ce sont deux raisons qui se contredisent ! Par la suite, pendant le débat sur la charte, j’ai réalisé que les gens sont complètement passés à côté de la qualification « coercitif ». Et que ce genre d’interdiction fait un tort à la société. Même de le proposer, ça change la donne. Ça fait disparaître les inhibitions, ça change l’atmosphère de la société et crée des problèmes terribles pour les minorités concernées.

Si la formule de la Commission avait permis la dissidence, auriez-vous préféré l’exprimer clairement dès le départ ?

Ça aurait été plus sain de pouvoir le faire.

Gérard Bouchard voit un paradoxe dans votre sortie publique qui s’est faite au nom de la réconciliation. Il dit qu’en fait, cela mine les chances de réconciliation. Parce qu’on avait là un consensus fragile, mais tout de même un consensus…

La vraie réconciliation, c’est dans la population. Ce n’est pas entre les politiciens qui cherchent une solution à un problème de parcours dans l’Assemblée nationale. Ça ne peut pas se faire rapidement. Mais ça va se faire dans la mesure où les gens commencent à se connaître. Cela se fait évidemment plus rapidement à Montréal qu’ailleurs. Mais cela se fait. Abstraction faite – et c’est une grosse abstraction – de toute cette campagne internationale islamophobe, le temps est avec nous. C’est-à-dire que les gens vont se rencontrer de plus en plus. Il n’y a pas de raison de croire qu’on peut hâter cette réconciliation en jetant des concessions.

Dix ans plus tard, qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?

Le fait que j’ai vu des gens changer d’idée. Je vois le processus qui continue. On est dans une course contre un autre courant qui attise les haines et les craintes islamophobes. Mais après une certaine connaissance de l’autre, on est irrécupérable pour ce genre d’islamophobie. Nous avons tous des émotions et je tiens à dire que j’en ai aussi… Si j’étais américain aujourd’hui, j’aurais honte. Si on avait le genre de Québec que la charte des valeurs nous préparait, j’aurais honte aussi. Je suis un nationaliste québécois à ma façon. J’ai énormément d’attachement au Québec et c’est difficile si le pays qu’on aime fait quelque chose qui nous fait honte. C’est en partie ce qui me propulse vers l’avant.

Bouchard-Taylor, dix ans plus tard

Bouchard le pessimiste

Gérard Bouchard

73 ans

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs de l’Université du Québec à Chicoutimi. Historien et sociologue, il travaille notamment sur les fondements symboliques du lien social et la gestion de la diversité ethnoculturelle. Il a obtenu de nombreux prix, dont le prix Léon-Gérin. Parmi ses dizaines de publications, on compte Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Prix du Gouverneur général, Boréal, 2000) et L’interculturalisme – Un  point de vue québécois (Boréal, 2012).

Vous avez déjà dit éprouver une certaine lassitude devant le débat sur la laïcité et les accommodements qui dure depuis plus de 10 ans. Que comptez-vous dire au colloque de l’Université de Montréal qui n’a pas déjà été dit ?

Une des choses que j’ai envie de dire n’est pas loin de la lassitude que vous évoquez. Mais c’est un peu différent… Mon impression, c’est que depuis 10 ans ou presque, on n’a pas avancé beaucoup. Je me demande même si on a avancé. Il y a même des raisons de penser qu’on a reculé. Sur la laïcité, on n’a rien réglé. Il y a eu la tentative du PQ avec la charte des valeurs qui a un peu empiré les choses, laissant derrière elle des dommages qu’il faut maintenant réparer dans les rapports entre les minorités et la majorité. Il y a plus de violence à l’endroit des musulmans. L’islamophobie s’exprime d’une façon vive. Il y a eu une hausse des crimes haineux, encore une fois la plupart du temps à l’encontre des musulmans. En plus de la tuerie de Québec, il y a eu d’autres actes de violence…

Les problèmes que nous avons diagnostiqués il y a 10 ans sont encore là. Par exemple, le taux de chômage chez les immigrants et l’opposition de la population aux accommodements raisonnables. L’initiative du gouvernement, la loi 62, ne donnera absolument pas les fruits escomptés, à mon avis. C’est une loi mal préparée et mal conçue. Finalement, si on met tout ça ensemble, je pense qu’on a peut-être reculé.

Ce que je regrette… Après notre travail à la Commission, il y avait eu un brassage terrible au Québec. Je suis convaincu que l’on avait créé l’amorce de quelque chose. Dans ces conditions, il faut qu’un acteur autorisé, crédible, prenne le relais. C’est-à-dire l’État, le gouvernement. Cela n’a pas été fait. L’amorce est tombée à plat. Je pense même qu’on est retombé en dessous du niveau où on était avant. C’est une occasion manquée.

Après 10 ans de tâtonnements, le projet de loi sur la neutralité religieuse que le gouvernement s’apprête à adopter ne vous apparaît donc pas comme une réponse adéquate à votre rapport ?

C’est un projet de loi qui présente plusieurs faiblesses. Ce projet refuse de parler de laïcité, alors que c’est bien de cela qu’il s’agit. Parce que les libéraux pensent que le PQ, avec son initiative de charte des valeurs, a contaminé le concept de laïcité. Ça ne m’apparaît pas être une très bonne raison. Le concept de laïcité est quand même très utile, il me semble. Pourquoi ne parler que de neutralité ? Quant à l’idée de recevoir les services de l’État à visage découvert, ça va trop loin. C’est évident que les tribunaux vont rejeter ça.

Quelle est votre plus grande déception quant à la réception de votre rapport ? Ou quelle est LA recommandation à laquelle il serait urgent de donner suite ?

Ça me paraît évident que ce dont le débat a le plus souffert, c’est le défaut de donner suite par exemple à la recommandation d’un livre blanc sur l’interculturalisme qui aurait établi un modèle général, une façon de faire, pour aborder l’ensemble de ces problèmes. Tout le monde était preneur à ce moment-là. C’est une grande occasion ratée. Même chose pour la laïcité.

Y a-t-il quelque chose qui vous rend fier dans les suites du rapport ?

Non… Pour ce qui est de la situation au Québec des rapports interculturels et de l’intégration des minorités, et des changements dans la mentalité des francophones, je ne vois pas d’améliorations. Je vois par exemple des groupes d’extrême droite qui se sont formés. Je trouve ça grave. Ça veut dire que des abcès commencent à se former. Ce n’est pas que des stéréotypes et des perceptions négatives. Ça va beaucoup plus loin. D’après les images que j’ai pu voir, certains de ces groupes se donnent presque des airs de milice. D’anciens militaires sont apparemment très présents dans ces groupes. Il faudrait s’en occuper.

En février dernier, à la suite de la tuerie de Québec, Charles Taylor a fait une sortie où il disait ne plus souscrire à la recommandation de votre rapport quant à l’interdiction des signes religieux pour les personnes qui exercent des fonctions dites « coercitives ». Vous n’avez pas été surpris. Mais avez-vous été déçu ?

C’est de l’eau sous les ponts… Je crois qu’à ce moment-là, il y avait encore une occasion qui se présentait d’une sorte de consensus non seulement dans la population, mais aussi à l’Assemblée nationale. La CAQ, QS, le PQ étaient prêts à travailler sur la même plateforme. Il fallait peu de chose… Et finalement, M. Couillard a décidé de ne pas se joindre à ce mouvement. Donc, c’est terminé. C’est une autre occasion ratée. Je crois que depuis 10 ans, c’est une suite d’occasions ratées.

Une consultation sur la discrimination systémique et le racisme vient d’être mise sur pied. Votre rapport contenait déjà des recommandations à ce sujet qui n’ont pas été suivies… Avez-vous l’impression que l’on tourne en rond ?

Dans notre rapport, on ne parlait pas de discrimination systémique parce que l’expression commençait à être utilisée et était très peu connue. Mais on parlait de toutes les formes de discrimination. On ne peut pas dire que ça s’est précipité dans les officines gouvernementales pour mettre en œuvre des programmes contre la discrimination. J’étais d’accord avec l’initiative qui a mené à la consultation. Mais depuis, la façon dont le dossier a évolué… C’est en train de se défaire, ça perd de la crédibilité. M. Couillard lui-même a battu en retraite. Maintenant, il en fait une consultation quasiment privée dont le calendrier a été beaucoup abrégé. C’est des maladresses. On verra comment ça va évoluer. Mais ce n’est pas impossible que ça suive la ligne des occasions ratées.

Vous parlez beaucoup d’occasions ratées. Y a-t-il quelque chose qui vous donne tout de même de l’espoir pour la suite des choses ?

Je ne suis pas quelqu’un qui broie du noir. Je ne suis pas un pessimiste, mais… Prenons l’exemple de la politique. Si c’est le PQ qui remporte les prochaines élections, je n’ai pas une grande confiance en M. Lisée pour mener ce genre de dossiers. Je vois ce qu’il a fait dans la course à la chefferie – ses déclarations sur les mitraillettes sous les niqabs ou sur Alexandre Cloutier traité de complice des radicaux – et je n’ai pas confiance.

Si la CAQ gagne, je crois que ça va être encore pire. Quant à Québec solidaire, même si je partage entièrement leurs idées et leurs convictions, ce n’est pas un parti qui lève vraiment parce que c’est un parti radical et au Québec, la culture politique n’aime pas le radicalisme…

Finalement, si M. Couillard est au pouvoir, ce sera comme avant. Ça ne donnera pas grand-chose non plus. Il faudrait donc que l’espoir vienne de la population. Il faudrait tabler sur le bon sens d’un très grand nombre de Québécois qui restent ouverts, mais qui se heurtent toujours à des opinions et à des stéréotypes dans la population.

Après la tuerie de Québec, les gens ont manifesté à - 30 pour dire leur émotion et dire à quel point ils étaient scandalisés. C’est dans ces occasions qu’il faut saisir le courant et travailler avec lui. Cela aurait été facile de maintenir cet esprit, de travailler à partir de là pour asseoir les politiques et changer vraiment les choses, changer les mentalités. Malheureusement, ce fut une autre occasion ratée.

* Les propos ont été abrégés pour en faciliter la lecture.

Bouchard-Taylor, dix ans plus tard

La Commission en chiffres

8 février 2007 : Création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles par Jean Charest, alors premier ministre du Québec

22 mai 2008 : Publication du rapport final intitulé Fonder l’avenir Le temps de la conciliation

Nombre de mémoires reçus : 900

Nombre de pages du rapport : 307

Nombre de recommandations : 37

Nombre de fois que le rapport a été cité par la Cour suprême : 2

177 thèses de doctorat et mémoires de maîtrise concernent le rapport

12 400 publications universitaires le citent

Sources : Solange Lefebvre, titulaire de la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse de l’Université de Montréal, Google Scholar

— Rima Elkouri, La Presse

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.