AGRICULTEURS EN DÉTRESSE

Tourmente à la ferme

Depuis quelques semaines, les agriculteurs s’activent dans les champs. C’est le temps des semences : une course contre la montre, du boulot jour et nuit. Le stress est à son comble, la fatigue s’installe.

À l’organisme Au cœur des familles agricoles, le téléphone de Maria Labrecque Duchesneau ne dérougit pas. Du matin au soir, elle répond aux appels de producteurs à bout de nerfs. « C’est tout juste s’ils ne me demandent pas de contrôler la météo ! », dit l’intervenante psychosociale, qui agit comme travailleuse de rang.

Le métier d’agriculteur n’a jamais été de tout repos, soumis aux aléas de la nature. Une gelée précoce, une sécheresse, une tempête de pluie verglaçante ou une maladie dans le troupeau peut compromettre la production, parfois même au péril de la ferme. C’est vrai aujourd’hui, ça l’était autrefois. En 1888, le sociologue Émile Durkheim notait néanmoins que « la profession où l’on se suicide le moins est l’agriculture ».

Plus d’un siècle plus tard, force est de constater que la donne a changé. Au Québec comme ailleurs. Selon l’Organisation mondiale de la santé, les agriculteurs exercent un des métiers les plus à risque de détresse psychologique et de suicide. En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours, indique une étude de l’Institut de veille sanitaire publiée en 2013. En Inde, plus de 300 000 fermiers se sont suicidés depuis 15 ans.

Aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Québec, les données sont moins précises – on ne classe pas les décès par profession –, mais on estime que le taux de suicide y est de deux à trois fois plus élevé chez les agriculteurs que dans la population. Des estimations conservatrices, selon plusieurs experts. Certains accidents de ferme seraient des suicides déguisés.

Dans la campagne québécoise, les premiers signes d’une crise se dessinaient il y a 15 ans déjà. Une étude de l’Université Queen’s, publiée en 2000, montrait que le taux de suicide chez les agriculteurs était supérieur (le double) à celui de la population générale, et ce, dès les années 80. Des intervenants sur le terrain, dont Maria Labrecque Duchesneau et la psychologue Pierrette Desrosiers, ont lancé un cri du cœur qui a trouvé peu d’échos.

Doctorante en psychologie communautaire à l’Université du Québec à Montréal, Ginette Lafleur a été sensible aux appels du milieu. Depuis 10 ans, elle s’attarde à la problématique des suicides en agriculture. Si les données sont rares, elles sont néanmoins flagrantes. Un producteur agricole québécois sur deux (51 %) souffre d’un niveau élevé de détresse psychologique, selon ses travaux, réalisés notamment pour la Coop fédérée. C’est deux fois plus (20 %) que dans la population québécoise. 

Jusqu’à trois producteurs sur quatre (74 %) se sentent stressés en permanence. Un sur deux (45 %) considère son stress très élevé. S’il n’est pas géré, ce stress peut mener à l’anxiété et la dépression. Et, plus rarement, au suicide.

UN POIDS DE PLUS EN PLUS LOURD

« On assiste aujourd’hui à une complexification du travail. Les agriculteurs doivent être spécialistes dans tout : la gestion, l’informatique, la mécanique et la génétique, explique Ginette Lafleur, membre du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie. Avec la libéralisation des marchés, on ne fait plus concurrence au village d’à côté, mais à la planète entière. La production a augmenté et le nombre de travailleurs sur une ferme a diminué. La responsabilité repose sur moins d’épaules. Le travail, sans relâche, peut miner à la longue. »

« La détresse chez les agriculteurs est un phénomène multifactoriel », explique la psychologue Pierrette Desrosiers, qui exerce en milieu agricole. Parmi les éléments stressants : un endettement important, une instabilité des prix, une pénurie de main-d’œuvre et une relève qui se fait plus rare. « Tout doit être réglé au quart de tour, il ne doit pas y avoir de maillons faibles. » Le réseau de soutien, un facteur de protection contre le suicide, est défaillant, ajoute-t-elle.

Les normes environnementales et de salubrité sévères causent bien des maux de tête aux producteurs, tout comme la cohabitation avec le voisinage, de plus en plus urbain. « Les néo-ruraux s’installent sans connaître la réalité des agriculteurs, note Maria Labrecque Duchesneau. La campagne, ce n’est pas que des pâquerettes, c’est aussi l’odeur du fumier, la circulation de machinerie lourde, le bruit occasionnel la nuit. » Les producteurs sont victimes de préjugés, dévalorisés par un manque de reconnaissance. Et très seuls. « Il n’y a qu’une seule place sur un tracteur », illustre-t-elle.

« Autrefois, la communauté agricole était tissée serré, souligne Marcel Groleau, président de l’Union des producteurs agricoles. Les familles sur les fermes étaient nombreuses et, en cas de pépin, on demandait de l’aide aux oncles et aux cousins. On allait donner un coup de main au voisin. Il y avait une possibilité d’entraide qui n’est plus. Aujourd’hui, on assume davantage seul les risques inhérents à la production agricole. Si tu perds un employé, ton voisin ne te prêtera pas le sien, il en a besoin. »

Sur la corde raide, il suffit parfois d’un événement pour que tout bascule. « Les agriculteurs sont formés pour s’adapter à tous les imprévus sur la ferme, mais une rupture amoureuse peut les détruire. Il y a une vulnérabilité », dit Philippe Roy, professeur invité à l’École de service social de l’Université de Montréal. L’automne dernier, il a publié une thèse de doctorat sur le stress à la ferme.

LOURD SILENCE

Les agriculteurs souffrent en silence. Parmi ceux qui sont touchés par une importante détresse psychologique, à peine un sur cinq ose en parler à un professionnel de la santé. « Il y a 10 ans, ça ne se disait pas. Ça se parle encore très peu », dit Ginette Lafleur. Ils se taisent par orgueil et par fierté. Par peur de la stigmatisation aussi.

Encore faut-il reconnaître les signes de détresse ? « Les agriculteurs ont tendance à nier les symptômes de stress et à montrer une distance vis-à-vis du milieu de la santé mentale. Ils fuient dans le surinvestissement dans le travail », indique Philippe Roy. S’ils en viennent à consulter, les agriculteurs se plaindront de bobos physiques. « Ils vont parler de douleur, de troubles de la digestion, du sommeil. » Les professionnels de la santé doivent bien tendre l’oreille.

Les problèmes de santé physique sont souvent présents chez les agriculteurs qui se sont suicidés, note Ginette Lafleur, qui a épluché 76 dossiers de suicide du Bureau du coroner. Elle émet l’hypothèse que les agriculteurs, de par leur expérience avec les animaux, ont une vision particulière de la souffrance et de la mort. « Quand un animal est souffrant ou inutile, on l’envoie à l’abattoir. Les producteurs sont ainsi plus enclins à considérer le suicide comme acceptable. Il faut les aider à retirer cette solution de leur coffre à outils. »

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