Chronique

Fractures féministes

Si vous voulez voir des féministes s’entredéchirer, rien de mieux qu’un débat sur le voile ou la prostitution. Voilà deux sujets où s’affrontent des conceptions du féminisme radicalement opposées.

Ces deux sujets polarisants et complexes étaient au menu de l’assemblée générale extraordinaire de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) qui a eu lieu dimanche. Alors que le vote sur le voile islamique a finalement été reporté, celui sur la prostitution a eu lieu. Après près de quatre heures de débat, une majorité de membres de la FFQ ont voté en faveur de propositions qui, selon sa présidente, Gabrielle Bouchard, réaffirment son soutien à l’ensemble des femmes, peu importe leur point de vue sur l’industrie du sexe.

La FFQ se défend d’avoir pris position en faveur d’une minorité de femmes qui milite pour que la prostitution soit reconnue comme un travail. Le mot « travail » n’est d’ailleurs jamais utilisé dans le libellé. La proposition adoptée ne fait que reconnaître la capacité d’agir et de consentir à des activités de prostitution (« l’agentivité » dans les termes de la FFQ).

Une proposition qui fait sourciller les féministes qui analysent la prostitution dans le continuum de la violence faite aux femmes. Car là où il y a violence, on ne peut évidemment parler de consentement.

Avant même que le débat ait lieu, on savait qu’il serait douloureux et qu’il risquait de se terminer avec des portes claquées tant les points de vue semblent irréconciliables. Dans le coin droit : des femmes qui militent pour que la prostitution soit reconnue comme un travail et que celles qui s’y emploient puissent le faire en toute sécurité et avec dignité. Dans le coin gauche : des femmes qui militent pour l’abolition de la prostitution, convaincues que la prostitution n’est pas un travail mais de l’exploitation, qui permet à des trafiquants et à des proxénètes de s’enrichir sur le dos de filles et de femmes parmi les plus vulnérables de la société. Entre les deux, des tranchées.

Au fil de mes reportages, j’ai rencontré des femmes qui, après avoir été elles-mêmes escortes ou prostituées de rue, avaient des points de vue diamétralement opposés sur le sujet. Certaines qui disent s’être prostituées par choix trouvent infantilisants les discours abolitionnistes et militent pour une décriminalisation complète – ce sont celles dont la parole est le plus souvent relayée dans les médias, car portée par des voix de milieux privilégiés.

J’ai aussi rencontré d’autres femmes qui se décrivent comme des « survivantes » de l’industrie du sexe et qui, après avoir été séduites par le discours « c’est un choix, c’est un travail comme un autre », disent s’être senties piégées. Elles commencent depuis quelques années à prendre la parole pour expliquer les graves conséquences que la prostitution a eues dans leur vie. Pour elles, la seule solution envisageable à long terme pour défendre le droit à la dignité des femmes est l’abolition. Elles sont en faveur du modèle nordique, dont s’est inspiré le Canada, qui pénalise les clients, en plus d’inclure des mesures pour changer les mentalités et venir en aide aux victimes d’exploitation sexuelle.

Réconcilier ces deux points de vue, c’est faire la quadrature du cercle. Au-delà des lignes de fractures entre féministes, la façon même d’aborder le débat révèle souvent des déchirements intérieurs.

Pour certaines, la question fondamentale, c’est : les femmes qui se prostituent le font-elles par choix ? Pour d’autres, la question est plutôt : est-ce que la prostitution est légitime ou non dans une société réellement égalitaire ?

Si on ne peut nier qu’un certain nombre de femmes choisissent la prostitution comme on choisit n’importe quel autre métier et en tirent des profits, il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une toute petite minorité. Pour une majorité, la réalité est autrement plus glauque. On parle le plus souvent de femmes vulnérables, pauvres, racisées, marginalisées, toxicomanes. Des femmes qui ont été agressées sexuellement avant de se prostituer et souffrent de stress post-traumatique. Des femmes manipulées par des proxénètes qui leur font croire que c’est leur « choix » et par une industrie du sexe qui tire profit de ce « choix ». Des femmes victimes de traite, vendues comme des marchandises. Pour elles, on ne peut en aucun cas parler de consentement éclairé.

D’où cette question : toutes ces femmes, le plus souvent sans voix, pour qui la prostitution est d’abord et avant tout une violence, ont-elles quelque chose à gagner de la prise de position de la FFQ ? Et si ce n’est pas le cas, le déchirement en vaut-il la peine ?

Propositions adoptées par la FFQ

Que la FFQ reconnaisse « l’agentivité » des femmes dans la prostitution/industrie du sexe incluant le consentement à leurs activités.

Que la FFQ lutte contre la stigmatisation et les barrières d’accès à la pleine participation à la société qui suivent ces femmes toute leur vie, même si elles quittent l’industrie, mais également contre la violence et les obstacles à la sortie de la prostitution/industrie du sexe que subissent les femmes qui sont dans cette industrie et celles qui en sortent.

Que la FFQ reconnaisse l’importance de défendre, tant pour celles qui choisissent de vivre de la prostitution/l’industrie du sexe que pour celles qui veulent en sortir, leurs droits, à la sécurité, à la santé, à l’autonomie, à la liberté d’expression et d’association et à des conditions décentes tant dans l’exercice de leur pratique que dans les autres sphères de leur vie.

Que la FFQ travaille à la différenciation entre l’industrie du sexe, les échanges consensuels, les situations d’exploitation et la traite humaine.

Que la FFQ lutte contre l’exploitation et les violences faites aux femmes dans la prostitution/industrie du sexe et défende le droit de toutes les femmes à l’intégrité physique et mentale, à la dignité, à la santé et à la sécurité.

Que la FFQ continue de lutter contre la pauvreté, la marginalisation et les relations antagonistes avec l’État et ses agents, particulièrement pour les femmes qui vivent de multiples oppressions.

(Source : FFQ)

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