Autoportrait de Paris avec chat

Paris vu (et dessiné) par Dany

Autoportrait de Paris avec chat
Dany Laferrière
Boréal
320 pages

Autoportrait de Paris avec chat, le trentième livre de Dany Laferrière, est un autre de ses tours de gamin qui déconcertent le milieu littéraire. Entièrement écrit à la main et débordant de dessins imparfaits de l’écrivain, c’est un livre qui « recule jusqu’à l’enfance de l’art » et nous oblige à tourner le dos à un monde numérique qui nous vampirise. Pour le lecteur, un ravissement – voire un enlèvement – dans tous les sens du terme.

Quand nous lui avions parlé à Paris lors de la sortie du livre Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, nous lui avions demandé s’il comptait un jour écrire un roman sur cette ville, désormais sa nouvelle adresse d’académicien. Il nous avait répondu qu’il n’avait pas envie d’être « un autre » écrivain à écrire sur Paris.

Dany Laferrière a tenu parole. Il n’a pas pondu « un autre » livre sur Paris… il en a dessiné un ! « Paris a tellement été écrite, peinte, mise en musique que ça n’a vraiment aucun intérêt de faire un livre de plus sur cette ville, sauf si on a une manière spéciale de le faire, explique-t-il, en ajoutant que c’est Cocteau qu’il avait en tête lorsqu’il s’est mis à griffonner ce bel objet qu’est Autoportrait de Paris avec chat, même s’il ne savait pas dessiner, et c’est là toute l’audace. 

« J’aurais tellement aimé avoir un bon gros livre de Cocteau sur Paris comme ça, avec sa tendance à la naïveté, à la spontanéité et en même temps l’élégance du trait. C’est le seul qui donne l’idée de se démultiplier, qui a les moyens de dessiner et d’écrire à la fois. »

Ce projet inusité, tenu secret pendant plus d’un an, est né d’une fatigue. Et c’est toujours une bonne nouvelle lorsque Dany Laferrière est fatigué. Ça veut dire qu’il est sur le bord d’une mutation. En 2000, il avait écrit ce livre, Je suis fatigué, prélude à sa réinstallation à Montréal, où il allait revisiter son œuvre pour en faire un tout intitulé « autobiographie américaine », en faisant un détour par le cinéma avec Comment conquérir l’Amérique en une nuit. Au terme de cette décennie, ce grand point d’orgue qu’est L’énigme du retour, qui lui vaudra le Médicis, et le début d’une ascension qui allait le mener au statut d’immortel à l’Académie française. Un tourbillon fabuleux, mais épuisant.

« Quand je suis fatigué, je ne poursuis pas, dit-il. Ce n’est pas une fatigue physique, c’est plutôt que ce que je suis en train de faire est arrivé à un point où si je continue, je deviens industriel. » Disons que Dany Laferrière appartient à cette espèce rare de gens qui n’ont jamais eu à chercher l’enfant en eux, parce qu’ils ne l’ont tout simplement jamais perdu de vue. Et comme tous les enfants, il est littéralement (et littérairement) allergique à l’ennui, un supplice pour lui. « Je ne peux tout simplement pas subir ça. Non seulement je m’emmerdais, mais on commençait à me demander des choses… »

PARIS PARTY

D’où ce livre dans lequel il affirme avoir retrouvé sa liberté. C’est son Paris est une fête à lui (d’ailleurs, Hemingway y tient une belle place, avec un gun), inclassable, incroyablement foisonnant, joyeux de bout en bout, qui invoque tous ceux qui ont participé à sa mythologie. Certains ont reproché à Laferrière de taper fort dans les clichés, mais c’était tout à fait intentionnel. C’est le Paris qu’on fantasme tous avant de le rencontrer, réinventé par Laferrière. « Ceux-là ne comprennent rien. Ce n’est pas pour eux que j’ai fait ça. Ils disent : “On connaît”, mais ils ne connaissent pas ça écrit par moi, à la main, et dessiné. C’est comme dire : “Un roman sur l’amour ? On connaît.” Ma question était : qui est Paris ? J’ai pris ça comme quelqu’un qui regarde de loin les premières images de Paris, et pour moi, c’est Boris Vian, c’est Saint-Germain-des-Prés, c’est Miles Davis qui rencontre Juliette Gréco, Simone de Beauvoir et Sartre au Café de Flore… Une concentration de gens que j’aime. Ce n’est pas ma faute, c’est le Paris qu’on a vendu, en France et partout. » 

« Si tu évites les clichés, eh bien ! tu fais un Paris que personne ne connaît. »

— Dany Laferrière

D’autres, déstabilisés par ses dessins offerts sans complexe, lui ont dit que si ce livre a pu être publié, c’est parce qu’il est connu et académicien. « C’est le contraire. Quand on est connu, la seule différence, c’est qu’on sait très vite qu’on n’accepte pas ton livre. Et quand tu es à l’Académie française et que tu proposes quelque chose que les gens ne veulent pas, ils essaient même de te protéger, en disant : “Attention, tu vas te ridiculiser.” »

En fait, ses éditeurs Charles Dantzig et Pascal Assathiany, face à l’imposante masse de feuilles qu’il leur a présentée dans une valise, ont dit oui tout de suite. Quant à ses collègues académiciens, dit-il, ils sont carrément ravis du résultat – certains, plus discrets avec lui, l’ont approché avec un enthousiasme nouveau.

PAS AUSSI NAÏF QU’ON LE CROIT

Assis sur un divan, nous feuilletons son livre, dont il pointe tous les détails, comme s’il ne se lassait toujours pas de son nouveau terrain de jeu. Bien qu’il y ait des allusions à la peinture naïve haïtienne, il estime que ce n’est pas sa principale influence, parce que trop de genres sont mélangés. Ce qu’il y a de plus haïtien dans ce livre, croit-il, c’est sa joie. « Il n’y a pas beaucoup de gens en Europe qui gardent une gaieté tout au long comme ça sur 320 pages sans tomber dans une névrose à un moment donné », note-t-il.

Il est très content d’avoir absolument tout écrit à la main, même la bibliographie et les détails d’édition, entourés de ses deux personnages récurrents, une sorte d’alter ego et un chat baveux. « Ce n’est pas tous les jours qu’un lecteur va lire même l’ISBN d’un livre ! » On lui fait remarquer que son personnage principal, celui qui dit « je » et qui raconte la vie de Dany Laferrière, ben… il est blond, non ? Est-ce une façon de rappeler que la couleur de peau, c’est une affaire qui existe surtout dans le regard du Blanc, lui qui invite aussi à Paris Césaire, Fanon ou James Baldwin ? « Exactement. C’est là que l’individu entre. Un autre aurait fait ça et on lui aurait dit : “Tu es colonisé, tu te prends pour qui ? Tu es en train de blanchir…” Moi, je me fous de vous. Baldwin, Césaire, je ne les dessine pas en noir, parce que ce qu’ils sont pour Paris est évident. Je cherche à trouver les traits fondamentaux de la personne. Le dessin peut ne pas être juste, mais l’âme est captée. Regarde ici, c’est ma mère, et toute la famille, et tout le monde est blond, parce que j’aime ce jaune-là. C’est aussi le signe que le narrateur n’est pas forcément l’auteur. » 

« De toute façon, je ne connais aucun blond qui ne soit pas un faux blond. Marilyn Monroe, Madonna… Et moi ! »

— Dany Laferrière

Ce dont il est le plus fier, c’est sa mise en pages. « Ce que j’ai apporté et qui est carrément un talent, c’est la mise en scène, le placement sur la page. C’est définitif. C’est ce qui fait que le truc a passé, ce côté déterminé. Parce que le lecteur doit sentir qu’il y a une détermination. »

Et pour lui, son vrai lecteur (et surtout sa lectrice) va arriver dans trois mois minimum. C’est-à-dire le lecteur qui va avec lui reculer, comme il l’écrit, jusqu’à « l’enfance de l’art ». Car en retournant à l’écriture manuscrite et au dessin, en réutilisant sa main loin de l’ordinateur, en nous obligeant à ralentir et à retourner son livre de tous les côtés en rigolant pour découvrir le moindre détail dans chacune des pages de ce livre, Dany Laferrière nous tend en quelque sorte la main pour aller jouer avec lui et perdre toute notion du temps. « Ce livre est un trou noir, il nous happe et on doit enlever son esprit critique pour plonger dedans. Je disais au dessinateur de Vava [sa série pour enfants] de faire en sorte que l’enfant passe au moins 45 minutes sur chaque page. Les enfants adorent ça. Il faut redevenir un enfant pour lire vraiment ce livre, c’est-à-dire avoir du temps, cette chose que seuls les enfants ont. Alors les gens, quand ils vont considérer que ceci est un livre, ils vont dire : “Hou là, tu nous as menti, ce n’est pas du tout léger, c’est inépuisable.” Il n’y a pas de tension dramatique, pas de suspense, pas de progression, et si tu sautes une page, tu ne rates rien… Sauf ton plaisir. »

Dany Laferrière sera aujourd’hui à 14 h à la librairie Le Fureteur (24, rue Webster, Saint-Lambert) pour une causerie et une séance de dédicaces.

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