VIE PRIVÉE PUBLICITÉ-MARKETING

Ce numéro que vous devenez

Big Brother au-dessus de nos têtes ? Les pubs ciblées qu’on reçoit sur nos téléphones intelligents ou en naviguant sur l’internet donnent l’impression que nous sommes constamment épiés. Mais sachez que toute l’information dont les annonceurs, entreprises et détaillants disposent à votre sujet… ils l’ont récoltée grâce à vous !

Trois cas. Quelques minutes après avoir visité le site Hotels.com à la recherche d’un hébergement à Rome, une promotion du site de réservations ou d’un autre acteur de l’industrie du voyage apparaît sous vos yeux alors que vous surfez sur Facebook. Metro envoie régulièrement chez vous ou sur votre téléphone intelligent une offre promotionnelle qui vous plaît à tout coup. Le catalogue des dernières collections de BCBG arrive dans votre boîte aux lettres et, du même coup, la boutique vous rappelle par courriel ses ventes de fin de saison.

Que le consommateur qui sursaute encore à la vue de tels envois marketing se remémore ses gestes des dernières semaines ! Dans bien des cas, ses nom, adresse, code postal, âge, nombre d’enfants ou de chats ont été livrés sans réticence de sa part à une caissière, en remplissant un sondage ou un coupon lors d’un concours.

« Les entreprises n’espionnent pas. C’est l’individu qui laisse des traces. Et on va en laisser de plus en plus. »

– Sylvain Letellier, directeur, recherche et mesure de performance de l’agence TP1

« On ne devrait pas être surpris de recevoir des publicités ciblées, juge Jean-François Renaud, cofondateur d’Adviso. Je crois à un minimum de responsabilité individuelle. Les membres de Facebook commencent à le savoir. Quand on clique, par exemple, sur le bouton Facebook d’un site comme La Presse, on donne à Facebook le droit de savoir ce qu’on aime. Quand je m’abonnais au magazine Les Débrouillards, ado, et que je recevais par la poste des demandes d’abonnement les dix années suivantes, ce n’était pas moins insidieux. »

Sur l’internet, des témoins de connexion (les fameux cookies) permettent aux entreprises de cerner nos intérêts en fonction des sites visités. « On en sait plus depuis l’avènement de Facebook et Google, dit Jean-François Renaud. Car on fournit des choses : date de naissance, sexe, lieu de résidence et intérêts quand on ouvre un compte. Ce qui distingue ces sites des autres entreprises, c’est le côté comportemental. Si tu tapes “Sea-Doo” sur un moteur de recherche, il y a de fortes chances que tu cherches à t’acheter un “Sea-Doo” ! Transcontinental ne peut pas savoir quelle page exacte de ses magazines le lecteur regarde ni combien de temps il lit, mais Facebook, oui. »

Au fil de nos recherches sur l’internet et de nos transactions par carte de crédit tant sur le web qu’en magasin, les entreprises enrichissent leurs bases de données. Car il est là, le nerf de la guerre : avoir une liste d’informations sur ses clients aussi exhaustive que possible pour leur proposer les offres les plus pertinentes qui soient. « Les annonceurs qui récoltent les meilleures données sont ceux qui génèrent des transactions, explique Fabienne Callu, vice-présidente, marketing relationnel de Cossette. On pense à Via Rail, dont la clientèle passe par une billetterie. Les entreprises de télécommunications ont aussi de gros volumes de données. »

Metro a cumulé de telles données notamment grâce à son programme de fidélisation metro&moi. Depuis son lancement, en 2010, Metro a remis plus de 100 millions de dollars en offres. Son programme rejoint 40 % des foyers québécois. « Parallèlement au lancement du programme, on a signé une entente avec Dunnhumby pour analyser les paniers d’achats, dit Marc Giroux, vice-président, marketing de Metro. Le traitement des données permet de personnaliser l’expérience des membres (produits et recettes), d’améliorer les promotions, les stratégies de prix et l’offre des produits en magasin. »

Ces listes, qui valent de l’or pour une entreprise, ont-elles d’autres usages ? Les monnaie-t-on ? « Personne ne peut vendre notre liste, jure Marc Giroux. C’est contre nos principes. On fait affaire avec des entreprises (tels des fournisseurs) qui veulent participer à notre stratégie, mais on contrôle nous-mêmes la liste. On suit la loi sur la protection de l’information de très près. Toutes les fois qu’un client s’enregistre, on énonce des modalités qui expliquent exactement ce qu’on fait. Par ailleurs, pour pouvoir assurer la confidentialité, personne ne gère l’ensemble des informations. Une employée, par exemple, qui fait la gestion des coupons n’a pas accès aux données clients. »

« En termes d’utilisation, on peut aller très loin. Les détaillants font des choses insoupçonnées. Mais la dernière chose qu’ils vont faire est de vendre leur liste. Les clients n’embarquent pas pour ça. »

– Paul Lafortune, président de P L3C, expert des programmes de fidélisation et chargé de cours à HEC Montréal

« Et cette liste ne conviendrait pas à une autre entreprise qui ne pourrait cibler adéquatement ses clients. Auparavant, ça se faisait, vendre et louer les listes. Ça se fait encore beaucoup pour les organismes qui sollicitent des dons et qui n’ont aucune autre façon de joindre les gens. »

Metro, Air Miles et les entreprises sur le web dépersonnalisent les informations qu’elles acquièrent. En somme, le client devient un numéro avec un type de comportement. « Ensuite, d’après ce que fait cette personne, on compose des groupes qu’on cible, explique Jan-Nicolas Vanderveken, fondateur de TP1. Booking.com peut alors envoyer des messages à un groupe qui a le même comportement. »

Reste que des Google et Facebook ont un avantage sur les entreprises « physiques » dans la quête de données. Elles convainquent les Hotels.com et autres entreprises à annoncer rapidement grâce à une multitude de données très précises. « On peut déduire que le numéro 12 345 est une femme de tel âge, qui parle anglais, semble voyager beaucoup, semble vouloir s’acheter une voiture… énumère Jean-François Renaud. Google sait ce qu’on va voir et rend des espaces disponibles à des annonceurs selon les profils déterminés. »

Aujourd’hui, le croisement de données provenant à la fois de plusieurs sources, sites et entreprises (big data) affine les offres promotionnelles et augmente du coup le rendement des annonceurs. « Un habitué de Booking.com fait des recherches pour partir à Madrid, mais finalement, comme les années précédentes, il risque d’aller en Floride, expose Malik Yacoubi, vice-président, mobilité et technologie de Cossette. Eh bien, l’entreprise a des algorithmes qui permettent de savoir la probabilité qu’il a de partir à Madrid. Grâce au data, on enverra plutôt une promotion pour la Floride ! »

Et on n’en est qu’à l’orée de ce qu’on pourra faire à l’avenir. « On fait extrêmement attention sur les plans légal et éthique, car le data, c’est infini », estime Malik Yacoubi.

« Selon le scientifique Andrew Lippman, chercheur au Massachusetts Institute of Technology, en connaissant quatre points géographiques où une personne est allée, on peut identifier un être humain, cite Jan-Nicolas Vanderveken. Mais ce n’est pas Big Brother ! Il n’y a pas de caméra au-dessus de nos têtes. Ceux qui traitent l’info ne peuvent dire et publier : Isabelle Tremblay fait de l’eczéma, elle a un chien et demeure dans le Plateau. »

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Les entreprises pourraient aller encore plus loin dans la quête de données

« Nos entreprises ne sont pas très bonnes en gestion de l’information, selon Jean-Marc Gravel, fondateur d’Intégrale MDB, spécialiste en services marketing par bases de données. Elles ont de la difficulté à dire qui on est pour eux, depuis quand on est abonné, on représente une facture de combien. Environ 90 % des entreprises n’ont pas agrégé toute l’info des clients disponible. Par exemple, pour une société d’assurances, vous êtes une police. Elle a peine à savoir que vous avez fait une demande de soumission pour trois membres de votre famille. Elle y va police par police. Alors que pour une question de compétitivité, elle devrait avoir encore plus d’infos traitées et croisées. »

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CROISER LES DONNÉES POUR MIEUX S'ADAPTER

AU CLIENT

« On parle du big data depuis quelque temps, mais ce n’est pas si utilisé que ça, car ça coûte assez cher à cumuler, dit Malik Yacoubi, vice-président, mobilité et technologie de Cossette. On a commencé, il y a un an, chez Cossette à mettre en place une infrastructure de big data. On récolte des données de différentes sources, car croiser des données permet de faire des offres plus adaptées au client. Le big data améliore la performance des campagnes de 15 à 20 %. »

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La santé mise de côté

Quand un internaute cherchant des informations sur l’apnée du sommeil a vu surgir des pubs au sujet de cette affection, il a senti qu’on brimait ses droits. Le Commissariat à la vie privée du Canada lui a donné raison en janvier dernier et a tapé sur les doigts de Google qui avait permis de cibler le client potentiel grâce à son service AdSense. La quête d’infos a donc ses limites. Les entreprises pharmaceutiques, par exemple, se retiennent encore d’envoyer des promotions ou des informations liées à des problèmes de santé. « Pour l’instant, il n’est pas question d’ouvrir des dossiers médicaux pour faire des campagnes publicitaires, affirme Malik Yacoubi, de Cossette. On est très prudents. »

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Vous êtes maître des infos qui vous appartiennent, mais…

Tout consommateur a le droit de contacter une entreprise pour connaître l’information qu’elle détient sur lui. La requête ne nécessite bien souvent qu’une signature. « Mais ce qu’on ne peut avoir, c’est une donnée sur une donnée, explique Jean-Marc Gravel, d’Intégrale MDB, par exemple une étiquette que le détaillant accole à un type de consommateur, à la suite d’analyses (les épicuriens, les urbains…). Ainsi, en se basant sur le taux d’attrition de sa clientèle, Rogers vous accolera la probabilité que vous avez de quitter l’entreprise. Mais cette analyse sera impossible à obtenir. »

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