Livre : « La philosophie à l’abattoir »

Marius la girafe inutile

En 2014, le sort de Marius a ému des milliers de personnes. Le girafon de 18 mois était en parfaite santé quand la direction du zoo de Copenhague a décidé de mettre fin à sa vie. La raison ? Son patrimoine génétique était déjà bien représenté dans les zoos européens, il n’avait donc aucune valeur du point de vue de la conservation des espèces. « Les girafes se reproduisent beaucoup et il faut faire un choix : il faut garder celles qui ont les meilleurs gènes », s’est justifié le directeur scientifique du parc animalier.

On aurait très bien pu laisser Marius vivre tout en prévenant sa reproduction, mais cela n’a pas été le choix de l’institution – la castration, privilégiée par exemple dans les zoos canadiens, a été jugée plus cruelle par la direction. En dépit des protestations de dizaines de milliers de citoyens danois et d’internautes, des « techniciens » ont procédé à l’abattage de Marius puis à sa dissection publique devant une foule fascinée (dont quelques enfants), avant de l’offrir en morceaux à des lions en captivité.

Les mises à mort d’animaux sont rarement médiatisées. Quand elles le sont, elles suscitent de vives polémiques et mettent à l’épreuve nos repères éthiques.

Est-il moralement acceptable de tuer un individu parce qu’il est « inutile » du point de vue de la conservation ? S’il s’agissait d’un être humain, l’injustice ne ferait aucun doute.

Mais lorsqu’il s’agit de girafes ou de cerfs de Virginie, celle-ci semble relative : la perspective environnementale que nous avons largement intégrée voit dans chaque animal le représentant interchangeable d’une espèce à laquelle on attribue une valeur en fonction de son rôle dans un écosystème donné, de ses significations symboliques et sociales, ou de sa position sur l’échelle de l’extinction.

Dans cette optique écologique, il est bien sûr exclu d’infliger des souffrances inconsidérées – on doit employer les méthodes de contrôle et de mise à mort les moins cruelles et les moins douloureuses possible –, mais il reste justifiable de tuer des animaux pour sauver une espèce rare d’orchidées, ou parce qu’ils appartiennent à une espèce invasive, ou que leur population n’est pas en danger, ou que leur fourrure est un levier économique. Les animaux sont perçus, au même titre que la flore, comme des « ressources naturelles » qu’il convient de gérer.

L’éthique animale, elle, s’intéresse aux animaux en tant qu’individus, avec leurs expériences psychologiques et sociales. On s’est souvent moqué de cette perspective, qui relevait pour beaucoup d’un anthropomorphisme enfantin ou d’une sensiblerie déplacée. Mais cette approche est aujourd’hui bien étayée par les faits. Les recherches scientifiques récentes ont contribué à enrichir nos connaissances sur la vie mentale des animaux, des homards aux primates. En parallèle, la réflexion morale s’est tellement développée dans le domaine universitaire que l’éthique animale est désormais couramment enseignée dans les cégeps et que des cours de droit spécialisé sont offerts au Québec et dans de nombreuses facultés américaines.

Cela dit, la question de nos devoirs envers les animaux n’est pas une préoccupation récente d’urbains déconnectés de la nature. Elle s’inscrit dans la longue histoire de la philosophie occidentale, de Pythagore à Derrida, en passant par Voltaire, Rousseau et Bentham. Bien avant la multiplication des restaurants et des produits véganes, elle a été soulevée par de nombreux milieux militants – féministes, socialistes, anarchistes –, comme le rappellent aujourd’hui les chercheurs en histoire, en géographie, en littérature et en science politique qui s’intéressent aux études animales.

Le contexte n’a donc jamais été aussi favorable à l’émergence d’un débat collectif pour repenser le cadre éthique et juridique, mais aussi social et politique, de nos relations aux animaux. Il ne se passe plus une semaine sans que des militants infiltrés ou des lanceurs d’alerte rapportent des cas de mauvais traitements dans les laboratoires, les zoos ou les élevages. La diffusion d’informations sur les conditions de vie des animaux a sensibilisé l’opinion publique à la violence qui leur est quotidiennement infligée.

Ce débat, qui s’annonce comme l’un des plus importants du 21e siècle, est marqué du sceau de l’urgence : 70 % des oiseaux sur la planète naissent dans des élevages, seuls 4 % des mammifères sont des animaux sauvages (60 % sont domestiqués et les 36 % restants sont humains). Or, d’ici 2050, la quantité d’animaux d’élevage pourrait doubler, selon l’Organisation des Nations unies, malgré l’impact négatif de l’élevage sur la planète. […]

Qu’une pratique soit communément acceptée ou qu’elle nous ait été transmise par nos ancêtres ne la rend pas moralement acceptable pour autant.

Les justifications les plus courantes pour défendre l’état actuel de nos relations aux animaux font appel à ce qu’on nomme les « quatre N » : l’exploitation des animaux est normale, naturelle, nécessaire et « nice ». Si les appels à la normalité et à la naturalité sont peu convaincants – ils peuvent justifier n’importe quoi –, le recours à la nécessité est certainement plus fort. Mais quand on y réfléchit, on se rend compte que la majorité de nos violences sont tout à fait évitables. Il est bien sûr nécessaire de tuer des animaux si on veut les manger. Est-il pour autant nécessaire de les manger ? Les associations canadiennes et américaines de nutrition ont officiellement pris position : une alimentation végétale suffisamment variée est « saine, adaptée sur le plan nutritionnel et peut procurer des avantages pour la prévention et le traitement de certaines maladies1 ». On a beau se moquer des gens qui justifient l’existence des abattoirs en disant simplement : « Mmmm ! Le bacon, c’est bon ! », cette réponse a le mérite de l’honnêteté. On cesse ainsi de se cacher derrière des alibis véhiculant l’idée que l’exploitation des animaux est normale, naturelle et nécessaire, pour admettre enfin qu’elle est agréable (nice).

Changer le paradigme avec lequel nous composons depuis des siècles ne sera pas simple. La résistance promet d’être féroce : on dira que les élevages et les abattoirs font rouler l’économie ou permettent de préserver le mode de vie des campagnes, comme s’il était impossible de développer d’autres options, de trouver des moyens de cultiver la terre différemment et de vivre sans réduire les animaux à des marchandises et à des ressources renouvelables. On dira que manger un bon steak, partir à la pêche ou aller au Biodôme sont parmi les grands plaisirs de la vie : c’est dommage que les animaux en paient le prix, mais ces expériences sont essentielles à une existence humaine épanouie !

L’idée qu’on ne doit pas faire de mal aux animaux gratuitement est toutefois largement partagée, au point où le principe du « traitement humain » est formalisé dans la plupart des codes juridiques de nos sociétés. Mais notre souci pour eux est souvent mis à mal par la pénible réalité. C’est le cas chaque fois que nous sommes exposés aux dures images volées dans les abattoirs, à la mise à mort de girafes inutiles ou encore aux photos de trophées de chasse de riches Américains, qu’ils soient dentistes ou fils de président.

Comme citoyennes et citoyens, nous avons donc le devoir moral de nous interroger sur les habitudes et les institutions dont nous héritons, aussi anciennes soient-elles. Lorsqu’une tradition est injuste, nous avons la responsabilité de la remettre en question et, lorsque nous ne pouvons la justifier, nous devons la contester et nous y opposer. Que devrions-nous faire différemment aujourd’hui et quel héritage voulons-nous léguer aux prochaines générations ?

1 Position de l’Académie américaine de nutrition et de diététique au sujet de l’alimentation végétarienne, 2016

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