Chronique

Une tranche de vie de Lise Dion pour 66 $

Est-ce que les artistes qui viennent promouvoir un produit ou un évènement à la télé ou à la radio devraient recevoir un cachet ? Cette question est au cœur d’une nouvelle entente conclue en décembre dernier entre l’Union des artistes (UDA) et Radio-Canada.

Pour bien comprendre cet enjeu, il faut savoir qu’un membre de l’UDA reçoit systématiquement un cachet lorsqu’il est invité à la télévision ou à la radio publique pour offrir son talent. Une zone grise existait toutefois depuis des années au sujet des « entrevues promotionnelles ». Parfois on payait les artistes, parfois non. La signature de la plus récente entente collective* entre la société d’État et l’UDA vient clarifier cet aspect.

Depuis quelques semaines, les artistes qui viennent promouvoir un produit (disque, film, émission de télé, etc.) ou un évènement (production théâtrale, festival, etc.) reçoivent maintenant 66 $ pour leur passage à la radio ou 110 $ à la télé. Ce tarif est valable pour un segment n’excédant pas 10 minutes.

C’est Sophie Prégent, la patronne de l’UDA, qui m’a démêlé tout cela. La fougueuse présidente est très heureuse de cette entente. Pour elle, il s’agit d’une victoire importante. Et symbolique.

Autre nouveauté de l’entente : elle touche RDI. Beaucoup d’artistes, invités aux émissions du week-end, étaient mécontents de ne pas être rémunérés pour des entrevues au cours desquelles on mélangeait allègrement promotion, confidences et commentaires sur l’actualité. 

110 $

Somme que les artistes recevront dorénavant pour leur passage à RDI

Cette entente est intéressante à bien des égards, mais contient aussi ses revers. Comment Radio-Canada se retrouve-t-elle à devoir payer un artiste qui vient « vendre » son spectacle d’humour ou le salon machin-truc dont il est le porte-parole ? Précisons que les radios privées et les journaux ne payent pas les artistes qui font de la promo.

Cette rétribution ne devrait-elle pas être assurée par les producteurs de films, de disques, de spectacles ou d’évènements qui engagent les artistes ? Il existe un énorme flou autour de cela. On m’a expliqué que dans certains cas, le contrat signé par l’artiste et le producteur stipule que le cachet comprend le « service après-vente », c’est-à-dire la promo dudit évènement ou produit. Sophie Prégent a été catégorique : un artiste n’est jamais payé pour faire cela, m’a-t-elle dit.

Cette rétribution aura-t-elle un impact sur le contenu ? J’ai discuté avec quelques réalisateurs de la radio publique qui œuvrent à Montréal et en région. Selon eux, cela les obligera à faire des choix. Au lieu de recevoir deux ou trois comédiens d’une production cinématographique pour créer un moment vivant en ondes, ils ne vont en recevoir qu’un seul, m’a dit l’un d’eux. Ce sont les artistes moins connus qui vont écoper, m’a dit un autre. Ajoutons à cela qu’une entrevue qui autrefois pouvait s’étirer sur 20 ou 25 minutes devra maintenant être emballée en moins de 15 minutes, sinon un surplus devra être payé.

L’autre impact non négligeable touche les régions. Les stations régionales de Radio-Canada qui vivent avec des budgets microscopiques devront faire face à un certain défi. 

À tarifs égaux, qui favorisera-t-on entre un « talent local » et une « vedette de Montréal » ? « C’est la créativité qui en souffrira », m’a dit une réalisatrice.

Les cinq compagnies théâtrales de Québec (La Bordée, Le Périscope, Le Trident, Premier Acte et Les Gros Becs) ont rapidement manifesté leurs inquiétudes après avoir essuyé des refus d’entrevues de la part de recherchistes de Radio-Canada. Une rencontre a eu lieu avec la direction de la station à Québec. «  On s’est fait rassurant avec nous, m’a dit Marc Gourdeau, directeur général de Premier Acte. On verra pour la suite des choses. »

J’ai voulu savoir comment la direction de Radio-Canada, à Montréal, entrevoyait les effets de cette entente. On a répondu prudemment (dans deux courriels) à mes questions. Marc Pichette, directeur des relations publiques de Radio-Canada, n’a pas voulu me donner une estimation des coûts reliés à cette nouvelle clause pour l’ensemble des stations de Radio-Canada. « Il est prématuré de parler d’impact ou de spéculer là-dessus », s’est-il contenté de m’écrire.

Cette entente suscite par ailleurs une réaction chez les auteurs dont les droits sont protégés par l’Union des écrivaines et des écrivains (UNEQ) et non par l’UDA. De moins en moins invités aux émissions culturelles, les auteurs ne reçoivent pas de cachet quand ils sont invités à venir parler de leur livre, m’a confirmé Réjeanne Bougé, présidente de l’UNEQ. « Les comiques qui vont promouvoir leur grosse tournée lucrative ont droit à un cachet et pas nous. C’est profondément injuste », m’a également dit un auteur, ulcéré par la situation.

Cela dit, je comprends tout à fait que nous en soyons là. Je comprends les doléances des artistes et la bataille que l’UDA a menée. Notre obsession pour l’infospectacle nous a guidés directement vers cette situation. On invite les artistes à venir parler d’un disque sur lequel ils ont travaillé pendant deux ans et après trois questions sur le processus de création, on passe à quelque chose de plus sexy, de plus « crunchy », de plus accrocheur.

On demande aux artistes de venir parler de leur production théâtrale ou de leur émission de télé, mais ceux-ci se retrouvent finalement à commenter l’actualité, à parler de la première dent de leur enfant, du cancer qu’ils ont combattu ou de leur restaurant préféré.

Les artistes en ont marre et ils ont raison. Il est donc normal qu’ils demandent à être rémunérés pour offrir des tranches de leur quotidien. Au fond, ils vont recevoir 66 $ pour faire de la promo. La promo de leur vie.

Et 66 $ pour obtenir une tranche de vie de Lise Dion, c’est une aubaine !

* Cette entente collective touche également les émissions produites par les membres de l’Association de la production médiatique (AQPM) et diffusées sur les autres chaînes de télévision. La plupart des maisons de production québécoises font partie de cette association.

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