Chronique

Comment tuer l’entrepreneuriat dans l’œuf en sept points

La semaine dernière, la Fédération des producteurs d’œufs du Québec a procédé à un tirage pour permettre à cinq petits entrepreneurs de se lancer en affaires. Elle leur a accordé gratuitement un quota spécial de 500 poules pondeuses.

Le but de l’opération : donner la chance à ces cinq fermes de répondre à la demande des consommateurs québécois qui réclament de plus en plus de pouvoir acheter des œufs frais presque directement de la ferme, soit dans leurs paniers bio ou au marché.

La Fédération estime qu’elle fait ainsi preuve d’ouverture et de modernité, mais ce n’est pas l’opinion de l’Union paysanne et d’autres petits producteurs qui trouvent cette façon de faire beaucoup trop restrictive. Ils désirent plutôt que tout le monde ait le droit de courir le risque d’investir, de chercher à devenir un petit ou moyen producteur d’œufs.

Cette demande n’a rien de déraisonnable.

Voici quelques chiffres qui le démontrent bien.

36 000 CONTRE 100

Au Québec, le poulailler commercial moyen héberge 36 000 poules pondeuses. En revanche, les petits éleveurs ne peuvent avoir plus de 99 poules pondeuses sans devoir acheter un quota très coûteux. On vit donc dans un monde à deux vitesses extrêmes où il ne semble y avoir de la place que pour les tout petits aux productions marginales qui ne peuvent vivre de leurs ventes d’œufs ou les gigantesques aux productions industrielles. Pourrait-on avoir plus de producteurs non industriels et néanmoins professionnels ?

245 $

Prix du simple DROIT d’avoir une poule pondeuse. C’est en effet le prix, par poule, pour tout entrepreneur qui décide de se lancer dans la production d’œufs en dépassant la limite des 99 poules imposée par la loi. Ainsi, avoir le droit de garder un poulailler de 400 poules, par exemple – ce qui ne rendra personne millionnaire, on s’entend –, coûte 98 000 $. Un poulailler de 300 poules ? 73 500 $. Après avoir acheté ce droit, il faut acheter les poules, les nourrir, entretenir le poulailler, se plier aux normes et exigences gouvernementales innombrables. (En 1992, le prix du quota, par poule, était de 28 $…)

3,75 %

Disons que le ministre Pierre Paradis décidait d’agir, mettons, on jase là, et qu’il haussait la limite du quota à 300 poules, comme en Alberta, en Saskatchewan ou à l’Île-du-Prince-Édouard et que 500 jeunes entrepreneurs agricoles décidaient de lancer une PME de poules pondeuses. (Je dis 500, mais sachez que ce chiffre est démesurément optimiste puisque cet été, quand la Fédération a dit qu’elle avait cinq quotas de 500 poules à donner pour son programme spécial d’accès aux œufs fermiers, seulement 12 producteurs se sont proposés pour le tirage.) Mais bon, disons que la folie des œufs s’empare du Québec et que 500 personnes décident de se lancer. On aurait donc 500 fois quelque 300 poules pondant, disons pour simplifier, 300 œufs par jour – en fait, dans un univers non industriel, elles pondent un peu moins que ça. On parle de 54,7 millions d’œufs par année. Cela représente moins que 4 % de la production annuelle d’œufs au Québec. On ne parle pas exactement ici d’une invasion sauvage du marché actuel détenu par une centaine de producteurs qui se partagent l’omelette.

12 000 $

Le prix approximatif que tout entrepreneur doit payer pour acheter une machine à calibrer – déterminer si l’œuf est « gros » ou « petit » – et à mirer – voir si l’œuf est fécondé, notamment. Ceci fait partie de la longue liste d’exigences gouvernementales pour tous les producteurs vendant leurs œufs ailleurs qu’à la ferme – à l’exception de ceux participant à un projet pilote spécial de la Fédération – même s’il n’y a pas de coq dans la ferme.

4 POUCES

Ce chiffre-là n’est pas précis, mais c’est environ ce que mesure, en épaisseur, le dossier rempli de règles, sous-règles, directives, normes, exigences, imposées aux producteurs et surveillées par les Producteurs d’œufs du Canada. (Vu pendant une inspection : on tatillonne autant sur le calibrage des thermomètres des chambres froides que sur le taux d’humidité du torchon servant à laver ou pas les œufs…)

Cette montagne de règlements – et la somme de coûts directs et de temps qui y sont liés – est totalement défendable et justifiée pour les productions industrielles de dizaines de milliers de poules, mais elle est absolument aberrante pour les petits.

3 OU 7 $

3 $, c’est le prix que me coûte la douzaine d’œufs fermiers que j’achète d’un microproducteur non soumis aux quotas, alors que 7 $, c’est le prix que coûte la douzaine d’œufs que j’achète aussi, cette fois à un petit producteur soumis aux quotas et qui essaie de rester rentable… Chers consommateurs, trouvez-vous que ça a de l’allure ?

16 500 $ ET 38 000 $

Les prix estimés d’abord d’une chambre fraîche--maintenue autour de 10 °C à 13 °C pour les œufs non lavés--et d’une chambre froide à 0 °C -4 °C--pour les œufs lavés. Le lavage des œufs leur enlève une couche protectrice et nous oblige à les conserver au froid. Mais les œufs non lavés peuvent simplement rester au frais, comme on le voit partout dans les marchés en Europe.

Sources : producteurs indépendants, Fédération des producteurs d'œufs, Union paysanne.

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