Extrait

Pauvres petits chagrins, de Miriam Toews

« À l’occasion, je m’assieds dans la voiture de ma mère et je serre le volant le plus fort possible, au point de faire blanchir mes jointures, et je dis Elllllfffff jusqu’au bout de mon souffle. D’un coup de poing, je ferais un trou dans le pare-brise si je n’avais pas peur de me fracturer la main. Et de créer un affreux cauchemar avec les assurances et un sacré courant d’air en hiver. »

CRITIQUE MIRIAM TOEWS

Merci, tristesse

Pauvres petits chagrins

Miriam Toews

Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin

Boréal, 384 pages

4 étoiles

Infinie beauté, tristesse indicible, humour rédempteur : tous les critiques, qu’ils soient des journaux américains The New York Times et The Washington Post, du britannique The Telegraph ou du torontois Globe and Mail, tous ont utilisé ces termes pour décrire le cinquième livre de l’écrivaine canadienne Miriam Toews. Un roman qui parle de dépression chronique et de suicide. Et de joie et de courage. Il est désormais (très bien) traduit en français sous le titre Pauvres petits chagrins.

Il existe des livres auxquels il faut faire face comme à des réalités qu’on aimerait mieux ignorer. Pauvres petits chagrins est de ceux-là : il n’est pas fait pour les petites natures, c’est vrai. Quoiqu’elles y trouveraient peut-être de quoi se fortifier l’âme. Et même rire devant l’adversité.

Pauvres petits chagrins suit deux sœurs dans la jeune quarantaine, toutes deux élevées dans la religion mennonite (qui s’apparente à la religion amish), et toutes deux rebelles depuis l’enfance. Elf est l’aînée, pianiste prodige, érudite, brillante, célèbre, aimée de son mari. Yoli est la cadette, en instance de divorce, désargentée, femme « légère » et mère pas exactement modèle… Elf souffre de dépression chronique et multiplie les tentatives de suicide. Yoli « souffre » de vitalité extrême et multiplie les « mauvais choix ». C’est Yoli qui devrait être désespérée, c’est Elf qui sombre, inexorablement. Au point de demander à sa sœur de l’aider à en finir. Armée essentiellement de son sens de l’humour hors du commun, entre Winnipeg et Toronto, entre impuissance et colère, Yoli doit décider.

Comment fait-on pour retenir quelqu’un qui veut mourir absolument ? Peut-on guérir un être aimé de ce cancer de l’âme qu’est la tentation suicidaire ? Que faire si le destin ou votre code génétique vous pousse à la mort ? Car le père d’Elf et Yoli s’est lui aussi suicidé, après des années de dépression. Et leur mère âgée, mais résiliente absolue, doit une fois de plus affronter l’impitoyable maladie, cette fois chez sa fille aînée.

Peut-il y avoir pire comme situation ? Oui, puisque tous ces éléments sont directement inspirés de la vie de Miriam Toews. Son père s’est suicidé en mai 1998, et sa sœur, 12 ans plus tard. Tous deux de la même manière, qui plus est : en se jetant devant un train. Parfois, la réalité dépasse la fiction… Sauf que Miriam Toews réussit à en faire de la fiction nécessaire.

À ce point de cette critique, certains se diront pourtant que ce livre n’est franchement pas pour eux, en cet hiver féroce. Ce serait infiniment dommage (remarquez, on peut attendre le printemps pour s’y plonger). Car ce qui fait le charme et la force de ce livre, ce n’est (évidemment) pas l’histoire, mais bien le style de Miriam Toews. Sa manière d’écrire, sa façon de rendre les dialogues en usant de diverses techniques, sa rythmique, son humour, une certaine musique dans la narration, une capacité à faire rebondir les personnages, même dans une aile psychiatrique, sa liberté d’expression, même cruelle… Et une franchise absolue, désarmante et salvatrice.

Qu’on soit ou non aux prises avec ce que vivent Elf et Yoli, qu’importe. Pauvres petits chagrins est une manière d’hymne à l’amour sororal et à la tristesse comme élément fondamental de nos vies. La beauté et l’amour ne peuvent pas toujours venir à bout de la tristesse incommensurable et de la souffrance, rappelle Miriam Toews. Ça n’empêche pourtant ni la beauté ni l’amour d’exister. Merci, tristesse.

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