commerce interprovincial d’alcool

Un résidant du Nouveau-Brunswick peut-il acheter une importante quantité d’alcool au Québec pour rapporter le tout chez lui ? La Cour suprême s’est penchée sur la question.

Chronique

La liberté n’est pas une caisse de bière

Que celui qui ne s’est jamais rendu coupable de transport interprovincial de « boissons zalcooliques » lève la main. (Non, maman, tu n’as pas le droit de participer.)

Il fut une époque, j’avoue, où l’on pouvait m’apercevoir au Tim Hortons de Hawkesbury au volant d’un véhicule familial chargé de quelques caisses de vin bon marché pour les amis. Parfois même en compagnie de Jacques Benoit, fameux chroniqueur vin à La Presse, ce qui est une circonstance aggravante.

Nous ne devions pas être les seuls, puisque la succursale de cette petite ville n’avait de cesse de s’agrandir vers l’arrière pour entreposer le stock des clients québécois.

Il y a prescription, ces aveux nous sont donc inopposables.

Que les règles de vente d’alcool d’une province à l’autre varient, c’est une chose normale. Mais qu’on interdise au citoyen de magasiner à l’extérieur de sa province de résidence et de rapporter certains biens, voilà qui est un peu étrange. C’est toujours bien le même pays, pays censé garantir la libre circulation des marchandises, non ? Et si l’on veut acheter un produit dans une autre province en y payant les taxes, on devrait bien en avoir le droit, ne trouvez-vous pas ?

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M. Gérard Comeau, un Acadien du Nouveau-Brunswick, est d’accord avec moi. Le 6 octobre 2012, il a traversé le pont de fer qui enjambe la rivière Ristigouche et qui relie Campbellton, Nouveau-Brunswick, à Pointe-à-la-Croix, Québec. Ou bien il avait soif, ou il y allait pour les amis, ou alors il n’y va pas souvent, mais il est revenu avec 14 caisses de 24 bières, deux bouteilles de whisky et une autre de « fort ».

Les fins limiers de la GRC, déterminés à mettre fin à ces expéditions et à protéger le système de distribution archaïque de la bière au Nouveau-Brunswick, l’ont épinglé. On lui a filé une contravention de 240 $. Il a contesté la constitutionnalité de la vieille loi de sa province. Il a gagné deux fois. Hier, la Cour suprême a cassé ces décisions et confirmé la constitutionnalité de la loi.

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Ce jugement ne veut pas dire que la Cour suprême « approuve » le régime de vente d’alcools au Nouveau-Brunswick. Il signifie que la Cour, à l’unanimité ici, juge qu’il ne viole pas les règles libre-échangistes de la Loi constitutionnelle de 1867.

« Le principe du fédéralisme n’impose pas une vision précise de l’économie que les tribunaux doivent appliquer, écrivent les neuf juges. Il ne permet pas à une cour d’affirmer que “ceci serait bon pour le pays et il faudrait interpréter la Constitution en conséquence”. »

Tout le débat portait ici sur l’interprétation de l’article 121 de la vieille Constitution, qui dit que les biens provenant d’une province doivent être « admis en franchise dans chacune des autres provinces ».

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique unissait quatre colonies qui jusque-là s’imposaient des tarifs douaniers entre elles. Dans la nouvelle fédération, ces tarifs seraient interdits.

Question : est-ce qu’en interdisant l’achat d’alcool dans une autre province, on crée un tarif ?

Pour y répondre, il faut déterminer quelle est l’essence et quel est l’objet de la loi. Par essence, sans aucun doute, la loi crée une barrière au commerce de l’alcool. Mais, nuancent les juges, ce n’est qu’accessoirement qu’elle le fait. Le véritable objet de la loi néo-brunswickoise est le contrôle de la distribution, de la vente et de la production d’alcool pour des raisons de santé publique. C’est un objectif légitime et il n’appartient pas à la Cour de déterminer si c’est une bonne ou une mauvaise politique. On n’est pas ici dans une question de droits fondamentaux, mais simplement de liberté de commerce interprovincial.

Les avocats de M. Comeau plaidaient que toute barrière au commerce, directe ou indirecte, viole cette garantie de « libre-échange » interne. Les juges concluent que cette conclusion serait abusive et empêcherait les provinces d’exercer leur autonomie pour trouver des solutions législatives dans toutes sortes de domaines.

La vieille loi peut être jugée désuète ou mal appliquée au monde moderne, mais son objet principal n’est pas d’entraver le commerce, conclut la Cour.

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On peut reprocher à la Cour d’interpréter la loi du Nouveau-Brunswick en acceptant un peu trop facilement ses objectifs déclarés dans les années 1920. De nos jours, les monopoles étatiques provinciaux au Canada sont avant tout des percepteurs de taxes. Interdire aux citoyens d’aller acheter leur alcool ailleurs est clairement une mesure protectionniste et vise à ne pas « perdre » des versements de taxes.

Mais il n’y a pas de doute que d’ouvrir la voie à la contestation de toutes les lois des provinces qui ont des effets négatifs sur le commerce interprovincial aurait créé une sorte de chaos constitutionnel, permis des contestations multiples et exercé une pression à l’uniformisation du pays. La Cour exprime avec insistance son souci de préserver l’équilibre des pouvoirs constitutionnels.

C’est un jugement qui renforce l’autonomie des pouvoirs des provinces, ce à quoi on peut lever son verre. Mais ce faisant, il diminue l’autonomie commerciale des individus, ce qui fait que ce verre coûtera plus cher en Acadie qu’en Ontario.

Au bout du compte, c’est dans les assemblées législatives que les règles plus ou moins soviétiques de distribution d’alcool au Canada doivent être changées, pas à la cour.

« Libérez la bière »

La Cour maintient les barrières

Ottawa — Les lois provinciales limitant la possibilité de s’approvisionner en alcool dans des provinces où il en coûte moins cher la bouteille sont valides, a tranché unanimement la Cour suprême du Canada.

C’est ce qu’a déterminé hier le plus haut tribunal au pays en déboutant un citoyen du Nouveau-Brunswick qui contestait une loi de sa province empêchant ses citoyens de traverser la frontière pour faire des provisions de bière, vin et spiritueux.

La Cour suprême, donc, ne « libère pas la bière » comme le réclamaient certains. Une décision qui serait allée dans le sens inverse aurait permis l’instauration d’un marché de libre-échange interprovincial et ébranlé les colonnes de la Société des alcools du Québec (SAQ).

Le jugement découle d’une contestation d’un Néo-Brunswickois, Gérard Comeau, qui avait été intercepté en 2012 alors qu’il était en possession d’une quantité de bière et de spiritueux achetés au Québec considérée trop importante aux yeux de la loi de sa province.

Il était allé pêcher dans la Loi constitutionnelle de 1867 pour s’opposer à l’amende de 240 $ qui lui avait été infligée et invoqué l’article 121 du texte, arguant que celui-ci permettait le libre-échange entre les provinces et donc que la loi de la sienne brimait ses droits constitutionnels.

La Cour suprême lui a donné tort : certes, la disposition 134 de la loi néo-brunswickoise contestée entrave, « dans son essence », le commerce transfrontalier, mais puisqu’il ne s’agit pas « de son objet principal », elle ne contrevient pas à la Loi constitutionnelle.

Le libre-échange absolu n’est pas imposé

Les juges en sont venus à la conclusion que l’article « n’impose pas de libre-échange absolu dans l’ensemble du Canada » et n’interdit pas aux gouvernements provinciaux d’adopter des mesures « qui ont des effets accessoires sur la circulation des biens d’une province à une autre ».

Ils notent par ailleurs que son interprétation doit tenir compte de la « nécessité de maintenir l’équilibre consacré par le principe du fédéralisme », ayant des impacts sur une kyrielle d’autres enjeux allant de la gestion de l’offre à l’approbation de projets énergétiques.

« Les réponses à ces questions ont de vastes répercussions », lit-on dans l’arrêt signé « La Cour », geste que les magistrats posent habituellement pour envoyer un poids supplémentaire aux arrêts.

« Les systèmes de gestion de l’approvisionnement agricole, les interdictions fondées sur la santé publique, les contrôles environnementaux et d’innombrables mesures réglementaires similaires qui entravent accessoirement la circulation des biens d’une province à une autre pourraient être invalides », notent-ils.

Une multitude de groupes sont intervenus dans cette cause, dont des associations de vignerons et de microbrasseries, des producteurs agricoles de partout au pays ainsi qu’un dispensaire de cannabis.

Le gouvernement du Québec avait aussi voulu avoir voix au chapitre. Dans ses représentations, il avait demandé à la Cour suprême de casser le jugement de première instance, qui aurait pu remettre en question plusieurs monopoles d’État, dont celui de la SAQ.

La société d’État a simplement dit « prendre acte » de la décision de la Cour suprême, hier.

Quant à Gérard Comeau, il a dit trouver le jugement « un peu décourageant », même s’il n’en est « pas vraiment » étonné.

« C’est bien clair que c’est une décision favorable aux provinces », qui « utilisent ça pour créer un revenu avec ça » et « ne veulent pas perdre ce revenu-là », a-t-il laissé tomber en entrevue téléphonique depuis Campbellton, au Nouveau-Brunswick.

Et il n’a pas l’intention de tenter le coup à nouveau. « Je ne suis pas un gars qui est dépendant à la boisson. […] Quand je traversais, c’était pour en rapporter une quantité pour ma famille, des amis qui voulaient en avoir… Je ne suis pas un trafiquant de boisson », a lâché M. Comeau.

« Occasion manquée »

Le maintien du statu quo a provoqué de la déception du côté de l’Institut économique de Montréal (IEDM) ainsi que chez des regroupements représentant les intérêts du milieu des affaires.

À la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), on a soutenu que l’arrêt Comeau représentait une « occasion manquée d’en arriver à un commerce totalement ouvert entre les provinces », a regretté la vice-présidente principale, Martine Hébert.

« Nous craignons que les provinces continuent de se ranger derrière des réglementations archaïques qui vont manifestement à l’encontre des objectifs liés au nouvel Accord de libre-échange canadien, qu’elles ont pourtant signé », a-t-elle déclaré par voie de communiqué.

Cette entente devrait être renégociée, a-t-on réclamé du côté du Parti conservateur. « Quand le gouvernement va-t-il renégocier l’accord et finalement libérer la bière ? », a lancé le député Luc Berthold pendant la période de questions en Chambre.

« Notre approche respecte les compétences des provinces, l’autorité des provinces », a répliqué David Lametti, secrétaire parlementaire au Développement économique.

Un groupe de travail interprovincial sur le commerce de l’alcool mis sur pied en juillet dernier doit faire ses recommandations aux gouvernements le 1er juillet prochain.

Trans Mountain

L’intérêt pour l’arrêt Comeau avait grandi ces derniers jours en raison de la querelle opposant l’Alberta et la Colombie-Britannique dans le dossier de l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan.

À Edmonton, le gouvernement Notley veut du projet ; à Victoria, le gouvernement Horgan n’en veut pas. Le gouvernement de coalition qu’il dirige avec les Verts compte demander un renvoi sur l’approbation de ce projet énergétique approuvé en vertu d’une loi fédérale.

Il n’y a cependant pas d’élément de réponse dans la décision rendue hier par le plus haut tribunal au pays, les neuf magistrats ayant été appelés à se pencher sur l’adéquation d’une loi provinciale avec la Loi constitutionnelle.

Les juges notent qu’« aucune loi fédérale n’est toutefois réellement en cause », tout en disant souscrire aux propos de l’ancien juge en chef Bora Laskin voulant que l’application de l’article 121 « peut être différente selon qu’il s’agit de législation fédérale ou provinciale ».

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