Réseau d’adoption internationale

La machine à adoptions

HATO MAYOR DEL REY — La cabane de Miguel et de Rosa Ramirez se dresse au bout d’un chemin isolé, à l’intérieur des terres de la République dominicaine. Loin des décors de cartes postales. Au milieu de nulle part. Un panneau de contreplaqué est cloué sur l’étroite façade de la cabane. Miguel y a griffonné une adresse au stylo à bille. Une adresse très approximative, mais que l’on devine québécoise.

Celle de son fils perdu.

Un parmi d’autres. Au moins 200 enfants ont été séparés de leurs familles, dans les années 80, dans la seule région d’Hato Mayor del Rey, dans le sud-est du pays. Non pas en raison d’une famine, d’un ouragan ou d’un séisme, mais parce qu’une « machine à adoptions » redoutablement efficace avait été mise en place par un réseau québécois de missionnaires et de parents adoptifs.

Or, 200 enfants adoptés en quelques années dans une région de 40 000 habitants ; c’est considérable, d’autant plus qu’ils n’étaient pas orphelins. Leurs parents, très pauvres, n’avaient pas nécessairement compris toutes les implications de l’adoption internationale. Dans bien des cas, on leur avait fait miroiter que leurs enfants, une foisqu’ila auraient reçu une éducation – et seraient devenus riches –, reviendraient les tirer de la misère. En réalité, cela ne s’est jamais produit.

PROMESSES NON TENUES

Miguel et Rosa Ramirez ont eu cinq enfants. Le petit dernier était très faible. Son ventre était bourré de parasites qui risquaient de le tuer, avait conclu son médecin dominicain. L’enfant de 2 ans ne mangeait presque rien, comme si son corps était incapable d’absorber la nourriture. Or, les traitements étaient chers. Miguel et Rosa n’avaient pas l’argent pour les payer.

Le couple a reçu la visite d’une religieuse et de Luce Pelletier, une mère adoptive qui organisait elle-même des adoptions, et qui deviendrait bientôt directrice de l’agence d’adoption québécoise Monde-Enfant. « Elles nous ont promis qu’au Canada, notre fils recevrait les traitements dont il avait besoin, raconte Miguel. Elles nous ont dit qu’il reviendrait sûrement nous rendre visite au bout de quelques années. »

Miguel et Rosa se sont laissé convaincre. Ils ont renoncé à leur fils cadet, persuadés qu’il allait bientôt mourir.

Au Québec, les pédiatres n’ont trouvé aucune trace de parasites intestinaux, selon le père adoptif. « Les plaquettes utilisées à l’hôpital dominicain avaient peut-être été contaminées, ou alors, il y a eu confusion dans les rapports médicaux », dit-il. Néanmoins, l’enfant était réellement mal en point.

L’histoire de Miguel et de Rosa s’est répétée des centaines de fois dans les environs d’Hato Mayor. Jean Lacaille, le missionnaire québécois à l’origine de cette vague d’adoptions, admet avoir cherché activement des « gens qui avaient une grosse famille et dont un enfant était malade » pour combler les désirs des Québécois qui cherchaient à devenir parents.

Cibler ainsi les familles pauvres et susceptibles de donner un enfant en adoption était légal dans les années 80 en République dominicaine. Aujourd’hui, toutefois, cette façon de faire serait considérée comme du trafic d’enfants, en vertu de lois nationales désormais beaucoup plus strictes.

Le père Lacaille, tout comme les religieuses et d’autres acteurs impliqués à l’époque, dit avoir agi en toute bonne foi. Mais, face à une demande croissante, ils ont perdu le contrôle. « Cela a fait boule de neige. Et même si on était en République dominicaine, la boule de neige a grossi pas mal vite », admet le prêtre.

« Ça a fait du barda pas mal pendant des années. Ça a occupé pas mal de monde en même temps. On avait parfois quatre, cinq, six, sept enfants à s’occuper à la fois ! »

— Jean Lacaille, missionnaire québécois à l’origine de cette vague d’adoptions

Le père Lacaille reconnaît candidement que son but n’était pas tant de sauver des bébés dominicains que de « rendre service » aux Québécois en mal d’enfants qui l’ont contacté pendant quelques années, à partir de 1978.

Les couples provenaient des quatre coins du Québec, de Sherbrooke à l’Abitibi en passant par Sept-Îles. Quand Luce Pelletier a ramené le fils de Miguel au Québec, à l’automne 1982, pas moins de six autres enfants l’accompagnaient à bord de l’avion. Le père adoptif, qui préfère garder l’anonymat, confie s’être senti mal à l’aise, à l’époque, de voir autant d’enfants débarquer en même temps à Mirabel.

« C’est devenu une machine à adoptions », admet Yves Bécotte, ancien président du conseil d’administration de Monde-Enfant. Il raconte que Mme Pelletier « se promenait dans les villages » pour solliciter les familles, « de sorte que le nombre d’enfants qui s’adoptaient dans la région de Hato Mayor avait doublé ou triplé. C’était beaucoup pour une petite organisation qui n’avait pas d’orphelinat ».

Pour freiner la machine, Yves Bécotte a congédié Mme Pelletier, aujourd’hui décédée. Sa décision a été accueillie avec soulagement par la responsable des adoptions à Hato Mayor, qui profitait pourtant de cette petite industrie locale, selon M. Bécotte. « Elle était soulagée, parce qu’elle était toujours sur la corde raide. Il y a des orphelinats officiels là-bas. Et aller chercher des enfants dans des familles en passant à côté de ces orphelinats, c’était un peu agir en parallèle, tout le temps. »

UNE VIE DE REGRETS

Miguel Ramirez se souvient des rumeurs qui circulaient à propos d’un commerce d’enfants à Hato Mayor. Pourtant, on ne lui a pas offert le moindre sou pour son bébé, jure-t-il. Tous les parents biologiques interrogés dans le cadre de notre enquête ont insisté sur le fait qu’ils n’avaient pas vendu leur enfant.

Cela dit, bien des familles « s’attendaient à avoir de l’aide un moment donné, mais ce n’était pas la condition. C’est normal », estime le père Lacaille.

« On leur disait : “Quand les enfants seront plus grands, ils auront eu des avantages très grands en comparaison avec ici… probablement que les parents vont aider.” Mais on essayait d’éviter le plus possible que cela paraisse une vente. »

— Jean Lacaille

Trois décennies plus tard, Jean Lacaille continue à croire à son modèle d’adoption « ouverte » préservant les liens entre l’enfant et sa famille biologique. Même si ce modèle a été discrédité depuis longtemps un peu partout dans le monde. Et même si ce type d’adoption est désormais carrément illégal en République dominicaine.

Le pays n’autorise que les adoptions plénières, où les liens de filiation sont clairement rompus. Désormais, les enfants quittent d’ailleurs le pays au compte-gouttes : seulement 17 ont été adoptés à l’étranger en 2013, tous pays d’accueil confondus.

Miguel Ramirez concède que les premières années après l’adoption de son fils, les parents adoptifs lui ont envoyé un peu d’argent pour permettre à ses autres enfants de fréquenter l’école. Mais peu à peu, la source s’est tarie.

Aujourd’hui, le vieil homme se dit rongé par les regrets. Pendant qu’il raconte son histoire, des larmes d’amertume coulent au creux des rides profondes qui sillonnent ses joues.

Rosa écoute son mari en hochant la tête. Elle parle peu. Ses sourcils obliques lui confèrent un air de tristesse permanent. Assise sous le porche, toute menue, elle s’accroche à un portrait aux couleurs délavées de son fils canadien. C’est tout ce qui lui reste, depuis qu’un ouragan a emporté son ancienne maison. Ça, et le fragment d’adresse, sur le panneau de bois.

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