BANDE DESSINÉE

Le coin BD

Chaque mois, La Presse vous présente une entrevue avec un créateur de BD et des recensions d’albums qui ont retenu notre attention.

Siris

La renaissance de La Poule 

Vogue la valise – L’intégrale
La Pastèque
350 pages

Il fait de la bédé depuis plus de 20 ans, mais c’est en racontant sa propre histoire dans le premier volet de Vogue la valise (paru en 2010) que Siris a été découvert du grand public. Le bédéiste québécois vient de lancer la suite et fin de son récit de jeunesse dans un album remarquable.

Son histoire crève-cœur n’est pas unique, mais elle n’en est pas moins révoltante. Une histoire à la fois épouvantable et, oui, bizarrement, divertissante.

Dernier d’une fratrie de cinq enfants, il a payé, comme tous les membres de cette famille modeste de la Rive-Sud, pour les frasques de son père alcoolique dans les années 60. Le premier volet de Vogue la valise était d’ailleurs centré sur ce Renzo plutôt sympathique, mais maître incontesté des boulettes et dérives de tous genres.

Malgré les tentatives désespérées de sa mère, les cinq enfants Sirois ont été séparés et placés dans des familles d’accueil, toutes plus exécrables les unes que les autres. C’est à se demander pourquoi elles se portaient volontaires pour garder ces enfants (outre le maigre cachet qu’elles recevaient).

Cette mère, qui aura fait tout ce qu’elle pouvait pour récupérer ses enfants, est finalement morte d’un cancer. Siris avait 11 ans – la scène est immense dans l’album.

Bref, une jeunesse difficile, c’est le moins qu’on puisse dire, mais racontée ici avec beaucoup de cœur, d’humour et de fantaisie. Sans pathos. Un récit touchant, mais jamais larmoyant, où l’on se prend d’une affection spontanée pour ce personnage baptisée La Poule pour sa « drôle de binette » et peut-être sa bouche en cul de poule.

Pour l’anecdote, Siris nous confie que c’est plutôt en rentrant d’un voyage en France avec un groupe de dessinateurs – où un collègue français appelait tout le monde « Ma poule », qu’il a hérité du surnom de « La Poule ».

« Quand j’ai commencé à raconter mon histoire, ça m’a permis de me distancer un peu de mon personnage. Parce qu’il y a de la houle avec La Poule ! C’est une histoire à fleur de peau… »

— Siris

La vérité est que Siris est identique à son personnage (jusqu’aux sourcils touffus) : un peu « chialeux », mais foncièrement optimiste et bon. Oui, malgré toute cette histoire, cet homme n’est animé par aucun désir de vengeance.

Comment diable a-t-il survécu à ça ? « La bédé et la musique », répond spontanément Siris, qui dessine des « petits bonshommes » depuis son plus jeune âge.

Après une courte pause, Siris étoffe sa réponse. « Il y a toute une chaîne humaine de gens qui ont été là à des moments différents, et à qui j’ai pu m’accrocher. Ma mère, mon ami Alain, qui m’a fait découvrir la bédé, la fille de ma famille d’accueil (Lulu), qui a toujours été gentille avec moi, mon frère Louis, mes sœurs, que j’ai revues plus tard, un de mes oncles aussi… »

Oui, les cinq frères et sœurs ont repris contact. Si certains d’entre eux s’en sont sortis, d’autres ont eu plus de mal. Le passage des quatre enfants chez le bedeau d’une église laissera « des traces indélébiles », écrit Siris dans Vogue la valise.

Mission accomplie

On sent le bédéiste soulagé d’avoir enfin mis un point final sur cette jeunesse volée. « Ça n’a pas toujours été facile à écrire », nous dit-il. Tout le chapitre sur la famille Troublant – nom fictif donné à la famille d’accueil qui l’a hébergé pendant 11 ans – a été douloureux, avoue-t-il. « J’étais émotif, la mère Troublant aimait pas ça quand je dessinais… Il a fallu que je trouve les mots, la bonne façon de raconter l’histoire. En dire, mais pas trop non plus. »

Et pourtant, au fil des pages qui racontent cette enfance périlleuse, La Poule chantonne : « C’était le temps des fleurs… »

N’a-t-il jamais pensé à fuir les Troublant (représentés avec des bandeaux noirs sur les yeux, tels des bandits…) ? « Bien sûr ! répond Siris. J’ai déjà fait une fugue, mais où est-ce que j’aurais pu aller ? C’est sûr qu’il y a des jours où je voulais lui mettre mon poing sur la gueule au bonhomme ! Ça aurait pu mal finir… » À 18 ans, Troublant l’a mis à la porte – pour son plus grand bien.

Il a retrouvé ses meilleurs amis, dessiné pour le fanzine Krypton du cégep du Vieux-Montréal, étudié en design graphique à l’UQAM, participé à des albums collectifs…

Aujourd’hui, La Poule a 55 ans, il vient d’acheter ses billets pour se rendre au prestigieux festival d’Angoulême, où son album pourrait être récompensé. Il enfile les entrevues à Montréal. Il travaille avec Marc Tessier sur un autre projet de bédé pour La Pastèque – pour raconter la vie du peintre Jean Dallaire (Un Paris pour Dallaire). Il vit heureux avec une femme qu’il aime. Bref, ça va bien.

Il n’a jamais eu de désir de vengeance, mais on se réjouit tellement de voir que cet homme-là a (un peu) eu sa revanche.

Enfin !

Whitehorse – Deuxième partie
Samuel Cantin
Pow Pow
332 pages
4 étoiles

Nous sommes tombés sous le charme du premier album. La suite a tardé, tardé, tardé. La voici enfin, près de deux ans plus tard ! Souvenez-vous dans quel état Samuel Cantin nous avait laissés. Laura avait rompu avec son Henri – dépendant affectif – pour suivre le réalisateur frimeur Sylvain Pastrami à Whitehorse. On retrouve avec plaisir notre Henri, qui, face à une maladie rare (le syndrome de la tortue, diagnostiqué par le Dr Von Strudel), puisera tout ce qu’il lui reste d’énergie pour reconquérir sa flamme Laura. Départ donc pour Whitehorse en deltaplane avec son ami Diego. De son côté, Laura déchante un peu face à ce Pastrami débile qui terrorise les artisans de son plateau de tournage. Un nouveau personnage s’ajoute : le jeune cousin de Diego, Sébastien, 12 ans, mais devin (et pilote d’avion), embauché par Pastrami pour tenir Henri à l’écart. Bref, une excellente suite et fin, menée avec brio par Cantin, qui souffre d’un seul défaut : il est trop bavard. On aurait très bien pu vivre avec les deux tiers des dialogues, même si cette logorrhée de mots traduit bien le caractère névrosé d’Henri.

L’amour au temps de Ville-Marie

1642, Ville-Marie et 1642, Osheaga
Lapierre, Tzara, Eid
Glénat
56 pages chacun
3 étoiles et demie

Les bédéistes François Lapierre et Jean-Paul Eid ont fait équipe avec Tzara, que l’on connaît comme photographe, pour nous livrer cet excellent diptyque qui se passe à Ville-Marie en 1642. Le premier album est centré sur le personnage de Gauthier, jeune colon français qui se liera d’amitié avec des Algonquins des Trois-Rivières et qui servira d’interprète à la bande de Jeanne Mance et Paul de Maisonneuve. Cette histoire-là nous est donc racontée du point de vue des colons. Le deuxième album, Osheaga, se passe durant la même période et avec les mêmes personnages en toile de fond, mais l’histoire nous est contée du point de vue des tribus algonquines et iroquoises ; un récit centré cette fois sur le jeune Akou. Un très bon flash scénaristique de Lapierre et Tzara, qui fait son effet. Le duo évite le piège de la « leçon » d’histoire, malgré les nombreuses références historiques (375e anniversaire de Montréal oblige !), tout en nous narrant deux histoires d’amour. Les dessins, magnifiques, sont autant de tableaux vivants de cette histoire. Du très bel ouvrage.

À chacun sa sirène

Calypso
Cosey
Futuropolis
102 pages
3 étoiles et demie

L’album de Cosey qui a remporté le grand prix d’Angoulême en début d’année nous est enfin parvenu cet automne. Une histoire savoureuse qui met en scène un certain Gus, ouvrier proche de la retraite, qui renouera avec un amour de jeunesse devenue une star hollywoodienne déchue. Georgia Gould, admirée de tous pour son rôle dans le film Calypso, est de retour sur sa terre natale suisse pour soigner ses dépendances. C’est là que Gus ira la retrouver avec l’un de ses amis. L’ex-star vieillissante, qui se rend compte que son médecin (qui gère ses affaires) l’escroque, demandera à Gus de simuler son kidnapping et de réclamer une rançon. Un rare album en noir et blanc du coloré Cosey (créateur de la série Jonathan), qui nous happe avec une histoire à moult rebondissements. Un récit qui aborde avec beaucoup de tendresse ses personnages à l’hiver de leur vie. Avec pour toile de fond une histoire d’amour qui n’aura jamais lieu. Les dessins imprimés sur papier cartonné sont sublimes. À ne pas rater !

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