Thaïlande

L'adieu à Bhumibol

Un an après sa mort, des centaines de milliers de ses sujets ont rendu un hommage somptueux au roi avant sa crémation. Contre toute attente, Maha, son fils unique, tatoué et fêtard, a endossé sans problème les habits de roi.

La mise en scène est digne du CinémaScope. Trois cent mille sujets se pressent sur le parcours entre le palais royal et l’esplanade de Sanam Luang. Plus de 40 000 personnes ont préparé les cérémonies d’adieu qui mettent un terme à un an de deuil national. « J’ai l’impression d’avoir perdu un père. C’est une partie de nous-mêmes qui s’en va » : le sentiment est partagé par 69 millions de Thaïlandais. Le roi Bhumibol, dit Rama IX, était âgé de 88 ans. Il aura régné 70 ans. « Sans lui, la Thaïlande ne sera plus jamais la même, déplore-t-on. Il a su lever la main pour nous calmer lorsque nous étions tentés par la violence. » L’avenir est plus ambigu…

Le roi est mort, vive le roi, disait-on en France. En Thaïlande, les successions se sont déroulées sans heurts depuis 1782. À 64 ans, le nouveau souverain n’a pourtant pas le profil rassurant de feu Bhumibol, « père de la nation ». Son fils Maha Vajiralongkorn, le futur roi Rama X, vivait près de Munich depuis des décennies, multipliant les aventures et les divorces. Ce « demi-dieu » ressemble davantage à un playboy déjanté qu’à un monarque bouddhiste. Il peut se permettre toutes les excentricités puisqu’une parole, un geste mal interprétés sont qualifiés de crime de lèse-majesté, puni de 15 ans de prison. Ce qui limite l’esprit critique.

Bangkok en noir et jaune

Pendant cinq jours, un océan de noir parsemé de jaune a déferlé sur Bangkok. Noir comme les vêtements de la foule immense, prosternée, à terre, en pleurs, sous les torrentielles pluies de mousson comme sous l’intense soleil subtropical. Jaune comme les myriades de chrysanthèmes entrelacés sur les façades d’immeubles. Le tout dans un parfum entêtant de santal, la fragrance préférée du monarque, répandue sur 10 millions de fleurs éparpillées dans toute la ville.

Préparées pendant plus d’un an, les cérémonies traditionnelles des funérailles ont coûté 77 millions d’euros et ont rappelé les fastes inouïs de l’ancien royaume de Siam, celui du mythique film Le roi et moi, le dernier au monde à punir le crime de lèse-majesté, via l’article 112 de son Code pénal, avec autant de sévérité.

Le pays où il reste interdit de regarder en face le monarque, mais uniquement « la poussière sous ses pieds ».

Une nation fragile, aussi, où une vingtaine de coups d’État ont ponctué le long règne de Bhumibol, membre de la dynastie Chakri fondée en 1782. Un règne commencé dans la tragédie, puisque le souverain succédait à Rama VIII, son frère aîné, joueur de saxophone et amateur de jazz comme lui, tué d’une balle dans la tête à l’âge de 20 ans dans des circonstances jamais élucidées.

La dépouille de Rama IX, dont l’un des noms signifiait « Force de la terre, pouvoir inégalé », a parcouru un long périple, juchée sur un char gigantesque de 13 tonnes tiré par 200 hommes, orné de scènes tirées de la vie de celui qui était à sa mort le plus ancien des rois et chefs d’État en exercice de la planète, ainsi que des sculptures de ses chiens préférés, Tongdaeng et Jocho. Le corps du souverain a ensuite été installé au sommet d’un bûcher de 50 mètres de haut, sur trois étages, construit par des centaines d’artistes et d’artisans. Il incarne, selon les rites bouddhistes et hindouistes, le centre de l’univers, le mont Meru – là où se croisent les rois et les dieux. Le symbole du paradis. La crémation a commencé dans la nuit du 26 octobre, pour durer jusqu’au lendemain.

Puis, en uniforme blanc, arborant des médailles en or et un brassard noir, l’ancien prince héritier devenu à 64 ans le roi Maha Vajiralongkorn, le monarque thaïlandais le plus âgé à monter sur le trône depuis l’an de grâce 1350, a lui-même prélevé, à main nue, des cendres de son père. Elles seront placées au palais royal, ainsi que dans un cimetière et un temple, comme le veut la tradition.

Une ère d'incertitude

Une nouvelle ère commence, marquée par les incertitudes. Dans l’histoire pourtant longue des familles royales du monde, peu de fils ont, en effet, si peu ressemblé à leur père. Feu Bhumibol, célébré comme le « père de la nation » dans un pays en deuil pendant un an – 12 millions de personnes sont venues s’incliner devant sa dépouille –, a incarné la solidité au milieu des conflits, dont les guerres d’Indochine et du Vietnam. Le roi « qui ne souriait jamais » (dans la religion bouddhiste, sourires et mouvements des sourcils indiquent un attachement aux plaisirs terrestres, déconseillé pour un monarque) a pris un soin infini à paraître comme un modèle de frugalité, malgré une fortune colossale, estimée entre 26 et 43 milliards d’euros.

À sa mort, un tube de dentifrice pressé jusqu’à la dernière goutte a même été exposé sur un lit de feuilles d’or pour démontrer son sens tout personnel de l’économie.

Au crédit de Bhumibol : l’étouffement d’une révolte communiste durant la guerre froide, la libéralisation de l’économie et l’unification du pays en dépit de multiples soubresauts politiques. Mais un de ses plus grands succès, du point de vue de la royauté en tout cas, a consisté à sacraliser la fortune royale et à rendre vertueuse chaque contribution de ses sujets à son accroissement, via une philanthropie savamment mise en scène.

Les experts du régime ont baptisé ce système « la monarchie de réseaux », qui se traduit aujourd’hui par la possession d’environ un tiers de la ville de Bangkok, celle d’immenses domaines dans le reste du pays et de pans entiers de l’industrie nationale. À tel point que la famille royale thaïlandaise est la plus riche de toutes. Sans que le respect pour la figure du souverain en souffre, malgré de criantes inégalités économiques.

Rien ne dit que l’héritier, élevé pour partie en Grande-Bretagne et en Australie, réussira semblable exploit. Rama X, qui ne savait pas nouer ses lacets à 12 ans – car, a-t-il une fois confié, « un courtisan le faisait pour moi », – est un personnage sulfureux, dont le mode de vie n’a pu échapper aux commentaires désobligeants que grâce à la sévère législation en vigueur.

Marié trois fois, père de sept enfants (dont quatre qu’il a reniés et qui vivent aux États-Unis avec leur mère), ce don Juan, selon le terme peu flatteur de sa propre mère la reine Sirikit, répudie ses compagnes successives et vit pour l’essentiel très loin de son royaume, en Allemagne. Plus précisément en Bavière, dans une magnifique villa couleur coquille d’œuf au bord du lac de Starnberg, protégée des regards par des haies de plus de 2 mètres de haut. Mais ses excursions aux alentours font jaser. Couvert de tatouages, en jean taille basse et en brassière XXS, Maha Vajiralongkorn arpente volontiers les centres commerciaux accompagné de dames court vêtues et tout aussi tatouées.

L’un de ses rares talents connus est attesté par son diplôme de pilote de ligne, dont il se sert pour prendre les commandes de l’un ou l’autre de ses deux Boeing 737. Il est néanmoins parvenu, en juillet dernier, à modifier la législation sur le Bureau des propriétés de la couronne, l’organisme qui gère la fortune royale, pour s’en assurer le contrôle absolu.

Des documents publiés par WikiLeaks ont révélé l’inquiétude des États-Unis quant à l’avenir de cette puissance alliée une fois couronné le fils de Bhumibol.

Un officier américain y raconte notamment que le nouveau souverain a nommé son caniche blanc, mort depuis, grand amiral des forces aériennes et le conviait aux dîners diplomatiques. « Bhumibol a permis une transition pacifique vers la modernité et le développement. Sans lui, difficile de savoir dans quelle direction ira cette nation, encore ancrée dans un régime monarchique », résume un observateur américain.

Or le pays, le seul à ne pas avoir subi de colonisation, est l’un des plus instables de la région. Depuis l’abolition de la monarchie absolue, en 1932, la Thaïlande a connu 25 élections générales, dont quelques-unes seulement peuvent être qualifiées de démocratiques. Et 19 coups d’État militaires, dont 12 ont abouti. Au total, le royaume a vu sa Constitution changer à 16 reprises pendant la même période. Une ancienne prophétie prédit que la dynastie des Chakri s’éteindra avec son neuvième souverain.

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