TÉMOIGNAGE

LA CAQ ET LE PORT DU VOILE Nous sommes des femmes, des mères, des Québécoises, des citoyennes canadiennes

La lettre s’adresse au premier ministre François Legault.

Vous ne me connaissez pas, ne m’avez jamais rencontrée, et pourtant vous vous apprêtez à changer ma vie radicalement.

Je me suis dit que la moindre des choses serait que je me présente à vous afin de vous donner une idée de l’impact de votre future loi sur ma vie en tant que femme, en tant qu’enseignante, en tant que néo-Québécoise et en tant que citoyenne canadienne.

Née en Algérie il y a quelque 40 ans et des poussières, j’ai été élevée par ma mère (la plus forte des femmes après ma grand-mère) toute seule avec mes frères et mes sœurs après la mort de mon père, survenue lorsque j’avais 3 ans. Mes enseignants me prédisaient un bel avenir. Je serais du genre à avoir une tête sur les épaules, décidée, bref, du genre à réussir tout ce que j’entreprends, facilement. C’est peut-être vrai pour la première partie, mais la facilité a été moins évidente…

À 17 ans, après un certain cheminement personnel et spirituel, j’ai décidé de porter le voile.

Je suis donc passée du petit short en jeans à un habit long et un foulard qui couvre mes cheveux. Cela a choqué tout mon entourage : ma famille, mes voisins, mes enseignants, et surtout mes amis, qui m’ont dit qu’on ne pourrait plus être amis si je persistais dans cette voie. Pas besoin de vous dire que depuis, mon cercle d’amis s’est rétréci. Certains d’entre eux pensaient que c’était une lubie d’adolescente, que ça ne durerait pas longtemps. Eh bien ! Je ne sais pas si 30 ans, c’est assez longtemps ou pas ?

D’autres pensaient qu’avec mon nouvel accoutrement, je me mettrais à prêcher la bonne parole à tout venant. Ils ont dû être très déçus. 

Chez mes grandes sœurs, chacune a fait son propre cheminement, certaines beaucoup plus tard ont fait la même chose que moi, d’autres non…

J’ai eu mon baccalauréat à l’âge de 18 ans. Et depuis, je peux me targuer d’être économiquement très indépendante : alors que je m’étais inscrite à l’université pour suivre des cours en enseignement, je trouvais cela trop facile. J’ai donc commencé à donner des cours de soutien aux élèves de mon quartier. Plus tard, encore étudiante à l’université, j’ai décidé de « rentabiliser » un atout hérité de ma mère : la confection de gâteaux pour des fêtes. J’avais amplement de temps pour cela, puisque les fêtes étaient généralement en plein été. Je me suis retrouvée à la croisée des chemins : je devais faire un choix entre continuer à étudier afin de concrétiser mon rêve d’être enseignante, avec un salaire pas très encourageant, ou me concentrer sur mon entreprise qui me permettrait de gagner beaucoup plus d’argent.

Comme je ne suis pas une lâcheuse, j’ai décidé d’avoir mon diplôme… et de concilier les deux pendant un certain temps. J’ai tôt fait de comprendre que, malgré le contexte très difficile (la décennie noire où des enseignants, intellectuels et citoyens de tous les milieux vivaient le terrorisme ; où chaque personne qui sortait le matin n’avait aucune garantie de rentrer le soir saine et sauve), mon vrai métier serait l’enseignement, et ce, malgré toutes les embûches.

Lorsque j’ai rencontré mon mari, ma première question a été : est-ce que mon foulard te pose un problème ? Comme il a passé le test, on s’est mariés, et en bonne Québécoise… qui prend mari, prend pays.

Lorsque je suis arrivée au Québec, je me suis tout de suite sentie chez moi.

Certes, il y avait un sentiment indescriptible, un peu nostalgique, solitaire, tout ce que ressent quelqu’un qui quitte sa famille et son pays, mais je me suis dit que le fait de parler français est quand même un atout essentiel et, de ce fait, j’ai connu des gens formidables !

J’ai déchanté à un certain moment, lorsque j’ai soumis mon diplôme universitaire pour avoir une équivalence. J’ai appris qu’il ne serait pas reconnu. Entre-temps, j’ai eu ma magnifique fille. Cependant, sans rien enlever aux femmes qui font le choix de rester à la maison afin d’élever leurs enfants, je me suis sentie incomplète. J’ai donc tenté de m’inscrire à l’université afin de chercher un diplôme qui me permettrait de retrouver mes anciennes amours. Malgré toutes les embûches rencontrées, je n’ai jamais été tentée d’abandonner. J’ai vu deux collègues dans la même situation que moi lâcher prise, mais j’ai tenu bon. Quelles ont été ma fierté et ma joie lorsque j’ai reçu le fameux diplôme qui me reconnaissait ce droit !

Depuis 10 ans maintenant, j’exerce le métier pour lequel je me suis préparée toute ma vie. J’ai le plaisir de côtoyer des collègues formidables dans mes deux écoles, j’ai devant moi des élèves avides de connaissances. Oui, ils me posent des questions sur mon foulard. D’ailleurs, tous les enseignants se font poser des questions sur toutes sortes d’affaires, pourquoi serait-ce un problème si cette question porte sur mon foulard ? Veut-on que nos enfants soient ignorants et aveugles à toutes les différences ?

Ce n’est pas facile tous les jours. Vous comprenez pourquoi les enseignants sont souvent en épuisement professionnel ? Quand un élève qui a omis de prendre son médicament ou un autre qui n’a pas encore reçu de diagnostic se désorganise, il peut arriver toutes sortes de choses que je pourrais plus ou moins gérer. 

Quand un élève se met dans la tête l’idée de lancer ses bottes ou encore une chaise sur ses amis, et que, pour protéger mes autres élèves, je dois me mettre entre lui et les autres, je ne me sens pas en position d’autorité comme le policier… je ne me sens pas si influente que cela non plus.

Quand une enseignante demande à ses élèves d’écrire sur une personne qui les a marqués, vous verrez beaucoup plus de textes sur des artistes comme Cardi B ou autres influenceuses du web que sur sa maman ou son enseignante. La société a bien changé !

Mes collègues ne voient pas le foulard que je porte sur la tête, mais ils voient la collègue qui travaille avec eux et qui a à cœur, tout comme eux, la réussite de ses élèves.

Mes élèves me « chicanent » lorsque je m’absente, mais certains me chicaneraient lorsque je les fais trop travailler…

Je ne suis qu’une femme parmi des milliers d’autres qui ont décidé de porter le foulard de leur propre chef, qui pratiquent leur religion et qui ont quand même entrepris des études, qui sont sur le marché du travail depuis des décennies afin de contribuer à la société dans laquelle elles vivent et qui le font haut la main.

J’ai pourtant l’impression que vous nous voyez comme des objets plutôt que comme des êtres humains. Une table qu’on peut recouvrir d’une nappe et l’enlever à sa guise…

M. Legault, je viens donc par la présente vous informer que nous sommes des femmes, des mères, des Québécoises et des citoyennes canadiennes. Nous sommes des femmes qui passeront de l’indépendance économique à la précarité pure et dure, sans parler de la fragilité psychologique vécue depuis votre annonce, simplement parce que vous vous apprêtez à nous départir du droit le plus fondamental au travail.

Cela serait une régression dans le combat que les femmes ont mené au Québec et qu’elles continuent à mener partout dans le monde. Cela reviendrait non seulement à applaudir les gouvernements qui obligent les femmes à mettre un tchador afin de sortir de chez elles, mais leur confirmer que peu importe le régime politique, même si nous vivons dans des démocraties, les droits des femmes ne sont pas respectés s’ils ne sont pas conformes à nos propres valeurs religieuses.

Même si, paradoxalement, un gouvernement prônant la laïcité se doit de se montrer neutre dans ses lois et ses règlements, mais ne peut nullement obliger ses employés à l’être.

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