Danse  Sidi Larbi Cherkaoui

Sutra, une œuvre suspendue dans le temps

Œuvre majeure et marquante du répertoire du chorégraphe acclamé internationalement Sidi Larbi Cherkaoui, Sutra célèbre ce mois-ci ses 10 ans d’existence. Joint à Québec, où la pièce était présentée au début de la semaine, le chorégraphe et danseur revient sur cette aventure initiatique qui l’a profondément transformé.

Né d’une mère belge flamande et d’un père marocain, Sidi Larbi Cherkaoui porte en lui des origines métissées et déjà cette ouverture sur la diversité, un des fils conducteurs de son identité artistique. D’abord fasciné par le dessin lorsqu’il était enfant, il commence à danser parce que « les deux dimensions ne suffisent plus ».

« La danse est toujours un dessin temporaire, qui disparaît quand le mouvement se termine ; alors le dessin peut être modifié ou redessiné chaque fois. Chaque performance doit être esquissée à nouveau le soir suivant », explique-t-il joliment dans un document biographique.

Saisir la réalité évanescente des choses et de l’être dans l’instant présent semble un leitmotiv pour l’artiste. En retrouvant Sutra, ces temps-ci, c’est d’ailleurs ce sentiment d’intemporalité momentanée qui le fascine le plus.

« C’est un peu comme si le temps s’était suspendu. L’enfant moine [NDLR : un jeune danseur qui a depuis intégré les rangs des moines adultes et est remplacé par un autre enfant dans l’actuelle production], c’est clair qu’il a grandi. Il s’est passé beaucoup de choses depuis 10 ans, mais c’est comme si ce passé était encore un présent, et peut-être même un futur, ce qui crée l’impression que certaines choses sont éternelles. Plutôt que de vieillir, le spectacle reste en suspension, le temps s’arrête. »

Voyage initiatique

Cherkaoui commence à signer des chorégraphies à la fin des années 90. Prolifique, il multiplie les collaborations, les commandes, les créations. Mais, au milieu des années 2000, il ressent une sorte de lassitude par rapport à sa discipline.

Encouragé par un ami et déjà fasciné par la Chine et le bouddhisme, il séjourne dans un temple où vivent des moines Shaolin. Très vite, des affinités apparaissent entre les moines et lui. « Il y avait des choses très naturelles pour moi ; par exemple, je suis végétalien comme eux. Ils ont aussi cette pratique spirituelle qui, dans ma vie, a toujours été présente ; je ne suis pas croyant, mais j’ai toujours été guidé par la recherche de quelque chose de transcendant. Et puis, il y avait tout cet aspect physique dans la pratique du kung-fu : le corps qui se donne, qui s’épuise, un aspect qu’on recherche à un certain niveau en danse contemporaine. »

Au cœur du temple et au contact des moines, une perspective de sa vie et de son travail, un « espace de recul » se dessine. 

« Sutra m’a permis d’aller ailleurs, dans un monde qui était, finalement, juste à côté et m’a montré qu’il n’y a pas de frontière. »

— Sidi Larbi Cherkaoui

« Ça m’a aidé à élargir mon point de vue sur la danse contemporaine et à comprendre que l’important, sur scène, c’est surtout cette rencontre, cette énergie qui passe à travers l’être humain », détaille celui qui travaille actuellement à la chorégraphie d’un « music-hall » sur la musique d’Alanis Morissette, Jagged Little Pill, dont la première aura lieu à Boston samedi.

Une pièce à matérialiser

Cherkaoui a cette impression que, d’une certaine façon, Sutra existait déjà, « dans les airs », avant même d’être créée. Il suffisait d’assembler les pièces du puzzle.

Rapidement, il pense au sculpteur et plasticien Antony Gormley, avec qui il a déjà travaillé et qu’il sait fasciné par le bouddhisme et la « multiplication d’une idée ». On lui doit les 21 boîtes à hauteur d’homme, signature visuelle forte de Sutra, servant à la fois d’extension aux corps des danseurs et d’accessoires permettant de moduler une multitude de configurations mouvantes dans l’espace.

Au temple, Cherkaoui travaille beaucoup avec les moines et s’inspire de mouvements et figures traditionnels du kung-fu pour en faire la matière chorégraphique de Sutra. Mais, à quelques semaines de la première, il sent que quelque chose manque et décide d’ajouter sur scène un personnage, lui-même (la pièce est dansée en alternance par Cherkaoui et Ali Thabet, qu’on verra à Montréal).

« J’avais envie que ce soit moins symétrique. Ce personnage-là, comme celui de l’enfant moine, crée un pont pour le public, lui permet d’entrer dans le spectacle et de se rapprocher de cet état de grâce. »

Éloge de la diversité

Créer des ponts, ouvrir les possibilités. Entre la salle et la scène, mais aussi entre les différentes cultures et traditions, et les multiples approches du mouvement. Voilà qui pourrait définir ce que Cherkaoui s’attarde à faire dans ses créations, dont la plus récente, Fractus V, où il convoque les écrits de Noam Chomsky sur la société capitaliste, des musiques issues des quatre coins du monde et une macédoine d’influences gestuelles, du flamenco au hip-hop, en passant par des chants maliens.

« On est dans une époque McDonald’s où tout est un peu la même chose, mais aussi où les frontières se ferment. Ma recherche est une manière de partager avec le public que le monde est beaucoup plus grand que ce qu’on voit au supermarché. C’est aussi une envie de souligner l’humain et la capacité qu’on a de communiquer les uns avec les autres, même si on ne parle pas le même langage. »

Et cela, on peut dire que Sutra réussit parfaitement à l’illustrer.

Au Théâtre Maisonneuve, du 3 au 9 mai, dans le cadre de Danse Danse ; au Sony Centre de Toronto, le 12 mai ; au Centre culturel de l’Université de Sherbrooke, le 15 mai

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