LA PUISSANCE DES ODEURS

Sommes-nous tous égaux en matière d’odorat ?

« Nous avons entre 350 et 400 différents types de récepteurs olfactifs, pour un total d’environ 10 millions, affirme la neuroscientifique Rachel Herz. Certaines personnes peuvent avoir certains types de récepteurs en plus grand nombre ou être plus sensibles à des concentrations olfactives moins élevées. » Le fait que les sommeliers ou les nez de métier se distinguent par leurs capacités olfactives ne relève pas nécessairement de ces facteurs, croit toutefois Johannes Frasnelli, spécialiste des sens chimiques, mais de leur capacité à identifier et à nommer les odeurs. Par ailleurs, les récepteurs meurent et se régénèrent tous les 28 jours, moins rapidement et en moins grand nombre avec l’âge, et ce, à partir d’environ 50 ans, estime John McGann, professeur de psychologie à l’Université Rutgers. D’autres facteurs altèrent aussi l’odorat, comme la cigarette, certains médicaments ou traitements, ainsi que des maladies neurologiques, comme le parkinson et l’alzheimer.

— Isabelle Morin, La Presse

Michel Phaneuf

Quand les parfums s’estompent

Après 30 Guides du vin, qui ont été autant de voyages dans un univers olfactif riche et nuancé, le critique de vin le plus populaire du Québec a dû se rendre à l’évidence : les subtilités des parfums du monde lui échappaient désormais.

Michel Phaneuf est atteint d’hyposmie, une diminution de l’odorat qu’il estime à 50 ou 60 % de ce qu’il avait auparavant. Il décèle maintenant des soupçons d’odeurs comme voit un borgne – lui pour qui l’odorat occupait une partie fondamentale de sa vie.

Durant trois décennies, il a humé et dégusté de 2500 à 3000 vins chaque année pour en faire la critique, en sachant reconnaître, au nez seul, la qualité des vins qui se présentaient à lui.

Il y a 10 ans, sans avertissement, le couperet est toutefois tombé lors d’une dégustation avec Nadia Fournier, qui signe maintenant Le guide du vin Phaneuf. La sommelière lui a fait remarquer qu’un vin était bouchonné, ce qu’il n’avait pas lui-même détecté. « J’ai ensuite constaté que les vins que j’appréciais normalement n’étaient plus aussi bons, aussi complexes. »

Ces symptômes, comme il l’apprendra plus tard, étaient annonciateurs de la maladie de Parkinson.

Michel Phaneuf a vendu sa cave pour financer des projets de recherche sur le parkinson, « parce que rien ne sert de conserver de grands vins dont on ne peut apprécier la finesse ». Il a toutefois gardé certains portos vintage qu’il aimait et qu’il a bus en utilisant sa mémoire comme béquille.

Otage de la maladie

Il a parfois des pensées pour Jean-Paul Kaufman, fait prisonnier au Liban pendant trois ans. Une fois libéré, le journaliste français a révélé s’être accroché à la vie en se récitant la liste des crus classés de Bordeaux – pour se remémorer un monde civilisé à mille lieues de la barbarie à laquelle il était exposé. « J’ai parfois l’impression que la maladie est comme un terroriste qui me prive d’une chose que j’ai tant aimée, confie le critique. Comme lui, je me raccroche à ma mémoire. »

Il repense parfois aux odeurs qui l’ont réconforté : celles de la maison qui a bercé son enfance, des tourtières que cuisinait sa mère ou des feux que faisait son père en automne. Autant d’effluves qu’on n’oublie jamais. Tout comme ceux de la personne aimée...

En 2011, un an après la mort de sa femme, emportée par un cancer, il s’est rendu seul à Paris. Dans un moment de profonde tristesse, il est entré aux Galeries Lafayette et s’est dirigé vers l’étage des parfums pour femme. « Elle portait Ô de Lancôme, se souvient-il. Je voulais sentir ma femme. »

Des cartes postales olfactives

On s’accroche aux odeurs et aux images qu’elles éveillent.

Michel Phaneuf a vécu des choses fantastiques grâce au vin. Il se revoit découvrir des lieux et des artisans formidables, qu’il a aimés autant que le vin lui-même. Des saveurs exquises, également, sorties des caves de Pomerol, du Médoc ou de Saint-Émilion, comme ce grand millésime 1947 coulant « d’une bouteille grosse comme quatre », qu’il a bu avec la conviction que personne au monde, ce soir-là, n’avait accès à plus grand nectar.

Il y a aussi ces zinfandels rapportés d’escapades au Vermont avec sa femme : « des vins savoureux, aux raisins ultra mûrs et épicés, à la fois toniques et digestes, décrit-il avec un plaisir évident. C’était remarquable ».

Tant d’arômes dégustés sur sa route… « Ça me rappelle que si j’ai aimé autant le vin, c’est que c’était une façon de goûter le monde. »

En vieillissant, observe-t-il, on est dépouillé graduellement de ce qui comptait pour soi. La seule chose qui reste, ce sont les souvenirs, et le vin occupe une grand part des siens. Il en boit encore, mais peu. « Moi qui ai passé ma vie à parler des grands vins, j’apprécie aujourd’hui le goût simple d’un vin à 15 $. Je bois du vin, je ne le déguste plus. »

Tourner la page

Michel Phaneuf s’estime heureux que ce handicap se soit pointé alors qu’il songeait à tirer sa révérence. Ce pan de sa vie est derrière lui.

Désormais, il contribue à mettre en lumière le beau côté de l’humanité autrement, à travers l’objectif de son appareil photo et différents projets philanthropiques, dont un avec l’Orchestre symphonique de Montréal et l’autre avec le Musée des beaux-arts de Montréal.

Bien sûr, il reprendrait son odorat, pour sentir les fleurs du printemps, les parfums des fines herbes ou ceux du marché Jean-Talon… « Je ne peux évaluer ce que je manque, mais je sais que rien ne sent plus comme avant. Le problème - et c’est humain -, enchaîne-t-il, c’est qu’on ne mesure ce qu’on perd que lorsqu’on en est privé. »

Le critique de vin ne collectionne plus les cartes postales olfactives comme avant. Il tente, en contrepartie, d’en capter les images et les sons en restant sur le qui-vive. « Soyez alerte, suggère-t-il à ceux qui jouissent encore du plein potentiel de leur nez, et profitez de tous les parfums de la vie. »

Santé, monsieur Phaneuf.

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