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La guerre des ondes se poursuit

Des transactions millionnaires, des réseaux rentables, des cotes d’écoute stables : l’industrie radiophonique, qui aurait dû disparaître après l’invention de la télédiffusion voici 64 ans, suscite plus que jamais la convoitise des grands groupes médiatiques. Même Québecor serait de la partie.

Un dossier de Jean-Sébastien Gagnon

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La valse des transactions n'est pas terminée

« Il ne nous manque qu’une radio. »

Le PDG de Québecor a lancé cette petite phrase à la surprise générale le 10 mai dernier, devant un parterre de publicitaires venus découvrir l’offre du groupe médiatique pour la saison 2018-2019.

Trois personnes, qui assistaient à l’évènement, ont confirmé les propos tenus par Pierre Karl Péladeau, alors qu’il se félicitait des résultats obtenus grâce à la « stratégie de convergence » pratiquée par Québecor.

« Ça a été interprété par tout le monde dans la salle comme une déclaration d’intérêt de Québecor pour le secteur de la radio », dit Guylaine Racine, une associée de l’agence-conseil média Challenge, qui a assisté à l’évènement organisé dans les bureaux de TVA à Montréal.

Alors que la télévision et la presse écrite au Canada souffrent du vif déclin de leurs revenus publicitaires face aux géants de l’internet, la radio tire son épingle du jeu, ce qui alimente l’intérêt des groupes de communication pour le plus traditionnel des médias électroniques.

Variation des revenus publicitaires Canada 2011-2016

Télévision - 9,6 %

Quotidiens - 43,2 %

Radio - 3,2 %

Source : Centre d’études sur les médias, Université Laval

Bénéfices avant intérêts et impôts en pourcentage des revenus Canada 2016

Radio 18,6 %

Quotidiens et hebdomadaires 5,6 %

Télévision conventionnelle - 6,7 %

Source : Statistique Canada

Pas moins de 126 stations ont changé de main depuis le printemps au Canada, dans le cadre de trois transactions impliquant les groupes Attraction, Cogeco, RNC Media, Stingray et Newfoundland Capital. La valeur totale de ces transactions dépasse un demi-milliard de dollars.

Selon le vice-président exécutif d’Attraction, Sylvain Chamberland, qui vient de racheter les 15 stations détenues par son groupe, la valse des transactions n’est pas terminée.

« Il y a quelques options en région, il y en a à Québec et à Montréal, dit-il. C’est sûr qu’il va y avoir des occasions et que dans les prochains mois, il va y avoir encore du mouvement. C’est garanti. »

« Il y a encore un marché fragmenté partout au Canada. Il y a une opportunité de consolidation, incluant le Québec. On regarde toujours les acquisitions potentielles », a dit à La Presse le vice-président aux communications de Stingray, Mathieu Péloquin, en mai. En mettant la main sur Newfoundland Capital, Stingray devient le deuxième groupe de radio privée au pays derrière BCE, mais ne détient aucune station au Québec.

Principaux groupes de radio privée au Québec Groupes Nombre de stations

Bell Média 25

RNC Média* 14

Attraction Radio** 14

Cogeco 13

Groupe Radio Simard 7

Groupe Radio Evanov 3

Groupe Musique Greg 2

Radio du Golfe 2

Leclerc Communication inc. 2

Groupe Médias PAM 2

Autres 21

Ensemble des stations privées commerciales au Québec 105

* Neuf de ces stations pourraient passer dans le giron de Cogeco. RNC Média détient aussi une participation de 18 % dans Radio Témiscamingue, qui dirige une station de radio à Ville-Marie.

** Sylvain Chamberland pourrait devenir le nouveau propriétaire de ces stations.

Source : Compilation du CEM à partir de données du CRTC et de décisions de l’organisme de réglementation.

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« Encore un très bon business »

Qu’est-ce qui explique un tel engouement pour l’industrie radiophonique, dont plusieurs prédisaient la mort après l’arrivée de la télédiffusion… en 1954 ?

« Je pense que la radio dans l’arsenal d’une entreprise, dans un plan global, c’est une belle carte à avoir dans ton jeu, dit Sylvain Chamberland, vice-président exécutif d’Attraction, qui n’écarte pas lui-même de nouvelles acquisitions. C’est une carte essentielle, parce que ça demeure un porte-voix qui a énormément de portée. »

« La radio est sous-estimée dans le monde des médias, dit Sylvain Lafrance, professeur associé à HEC Montréal et ancien vice-président du service français de Radio-Canada. Elle est encore un très bon business. C’est un média robuste face à l’internet. »

L’auditoire de la radio est en déclin au Canada, reconnaît-il, mais de façon moins prononcée que celui des autres médias traditionnels. « Ce n’est pas une chute, mais une lente érosion. »

Près de 86 % des Canadiens écoutent la radio, selon les plus récentes données de l’agence Numeris, et y consacrent 16,6 heures par semaine. C’est quatre points et 1,4 heure de moins qu’en 2016.

Si l’écoute de la radio paraît stable à première vue, la situation est en réalité plus critique lorsqu’on raffine l’analyse en tenant compte des tranches d’âge, dit Sandra Wells, vice-présidente broadcast chez Omnicom Media Group à Montréal. Les baby-boomers restent fidèles au poste, mais les auditeurs plus jeunes désertent à toute vitesse vers l’écoute en ligne.

« Je suis dans ce domaine depuis 30 ans, dit-elle. Or au cours des deux dernières années, j’ai assisté aux changements les plus dramatiques de toute ma carrière. On parle de chute de 15 à 20 % chez les 25 à 49 ans, soit le groupe cible auquel s’adressent les publicitaires. »

« Les marges de profit de la radio restent acceptables, dit Sébastien Charleton, chercheur au Centre d’étude sur les médias de l’Université Laval. Les revenus progressent, mais de façon moins rapide que l’inflation.

« Tout cela se produit dans un contexte de croissance économique. Si la situation devenait moins rose, il n’est pas certain que la radio resterait une priorité dans les budgets de dépenses publicitaires. »

La radio est demeurée rentable au cours des 30 dernières années en sabrant ses dépenses, rappelle Sylvain Lafrance, de HEC Montréal. « Il y a deux ou trois décennies, les radios avaient des grandes salles de nouvelles, c’était immense. La radio a laissé ce modèle-là. »

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Après Stingray et Cogeco, Québecor ?

Depuis que Stingray a annoncé l’achat des 101 licences détenues par Newfoundland Capital au Canada, le 2 mai, le titre de l’entreprise de diffusion multiplateforme a perdu près de 20 % en Bourse. Une solide correction !

« Plusieurs investisseurs ont été déçus parce que le modèle d’affaires de Stingray se trouve à changer », dit Michel Magnan, professeur de comptabilité à l’école John Molson de l’Université Concordia, qui note que les attentes de croissance sont beaucoup moins élevées en radio que dans le secteur numérique où évoluait essentiellement Stingray jusqu’ici.

« Avec l’achat de Newcap, Stingray revient aussi dans le marché canadien. C’est un marché en croissance, mais qui n’a pas un potentiel phénoménal. »

Du côté de Cogeco, l’acquisition des 10 stations régionales détenues jusqu’ici par RNC Media lui permet de pratiquement doubler le nombre de ses propriétés au Québec.

« Nous sommes majoritairement présents dans des grands centres, mais nous ne l’étions pas sur ces marchés-là. C’était une belle occasion de nous manifester et de couvrir ces territoires. »

— Richard Lachance, PDG de Cogeco Media

« C’est une transaction de 18,5 millions de dollars : pour Cogeco, ce n’est rien du tout, dit Michel Magnan, de l’Université Concordia. L’entreprise pourra probablement réduire les coûts et augmenter la rentabilité assez rapidement en intégrant dans tout ce qui est vente de publicité, administration, et salles de nouvelles. »

Richard Lachance se défend quant à lui de vouloir procéder à des mises à pied.

« Nous avons acheté ces stations avec comme objectif premier de les maintenir dans les plans de base qu’elles ont présentement. Ce sont de bonnes stations de radio qui tirent très bien leur épingle du jeu. Nous voulons aller dans la continuité. »

Radio-Québecor ?

C’est de longue date que Québecor s’intéresse au secteur de la radio. En 2014, l’entreprise fondée par Pierre Péladeau avait manifesté de l’intérêt pour les propriétés de RNC Média, sans toutefois déposer d’offre, selon des informations diffusées par La Presse à l’époque.

« Québecor a déjà la télévision, le câble, l’internet, les journaux… il reste la radio, dit Michel Magnan. Ce serait pertinent, non seulement pour avoir une plateforme complète en termes de contenu, mais aussi parce qu’il y a des synergies à aller chercher, ne serait-ce qu’en termes de publicités. »

En 2003, le groupe médiatique avait aussi tenté de mettre la main sur le réseau Radiomédia, alors propriétaire de CKAC. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) s’y était toutefois opposé, disant craindre une trop grande emprise de Québecor, aussi propriétaire de TVA et du Journal de Montréal, dans le marché québécois.

L’organisme réglementaire pourrait toutefois se montrer plus clément aujourd’hui, estime Sébastien Charleton, du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

« Le CRTC permet à Cogeco de détenir trois stations FM dans un même marché, ce qui ouvre la porte à Québecor, dit-il.

« Aussi, Québecor pourrait faire l’argument que le règlement du CRTC qui limite la propriété mixte des médias le défavorise injustement. Il y a des sites web d’information qui font aussi de la radio en ligne. La situation a changé depuis l’adoption du règlement voici 10 ans. »

Québecor n’a pas rappelé La Presse dans le cadre de ce reportage.

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Analyse d'un succès en quatre clefs

Les avantages de la radio, comparativement aux autres médias

PROXIMITÉ

La radio est le média qui jouit de la plus grande proximité avec ses auditeurs, disent tous les intervenants interrogés par La Presse. « C’est le média du peuple, résume Guylaine Racine, associée de l’agence de conseil médiatique Challenge, de Montréal. En région, particulièrement, c’est le média qui te permet la plus grande connexion avec les gens. » Pour Sylvain Lafrance, professeur associé à HEC Montréal et ancien vice-président du service français de Radio-Canada, cette proximité permet à la radio de résister à la popularité croissante des services musicaux en ligne comme Spotify. « Le Québec est friand de star-system, dit aussi Richard Lachance, PDG de Cogeco Media. La radio est un véhicule parfait pour cela. La radio crée de nouvelles vedettes et permet aux personnalités du star-system d’y évoluer. »

PORTÉE ET PRÉCISION

« La radio est l’un des rares moyens de rejoindre tout le monde, hormis le téléphone mobile », affirme le président d’Attraction Radio, Sylvain Chamberland. En même temps, la segmentation du contenu radiophonique est telle qu’elle permet aux annonceurs de cibler un public très précis, presque autant qu’à travers les médias sociaux, estime Guylaine Racine, de l’agence Challenge. « Par exemple, si tu veux parler aux amateurs de sports, tu peux choisir d’annoncer au 91,9 à Montréal, dit-elle. Selon les stations, ça peut être un public aussi précis que les femmes de 25 à 54 avec enfants, ou les adultes de 45 à 60 ans. »  Les antennes régionales demeurent également le meilleur moyen de rejoindre un auditoire local, dit Sylvain Lafrance, de HEC Montréal.

AGILITÉ

Alors que la télévision demeure un média lourd et dispendieux, la radio se distingue par sa grande agilité, autant en production de contenu qu’en publicité. « On peut entrer en studio à tout moment pour enregistrer une publicité qui sera diffusée le lendemain, dit Guylaine Racine. Et comme les stations peuvent utiliser leurs annonceurs maison, les frais de production sont minimes. » Sylvain Chamberland garde en mémoire un évènement dont il a été témoin à ses premiers jours à la direction de CKAC en 2002. « À la surprise générale, Jean-Marie Le Pen venait d’accéder au second tour de l’élection présidentielle en France. Il devait être 7 h du matin et j’ai entendu Paul Arcand annoncer au micro :  “Et maintenant, on va aller rejoindre Jean-Marie Le Pen en direct pour avoir ses commentaires.” Ça aurait été impensable de réaliser une entrevue en direct aussi rapidement en télé à un coût raisonnable. »

ÂME

« La radio est un média très crédible pour véhiculer du contenu de marque parce qu’il fait appel aux émotions, dit Sylvain Lafrance. Quand tu veux créer des goûts musicaux, quand tu veux créer de l’adhésion, c’est un média qui est encore assez puissant. » Au contraire, dit Richard Lachance, de Cogeco Media, les plateformes de musique en ligne sont sans âme. « L’animation qu’on retrouve à la radio démontre que l’âme de la station est là, dit-il. Ç’a toujours été un compagnon important, peu importe où que vous soyez, à la maison ou en voiture. » Pour Sylvain Chamberland, d’Attraction Radio, la radio est le dernier média qui nous permet d’être en lien avec notre imagination. « Quand tu écoutes la radio, tu imagines toujours le propos, dit-il. Quand tu as l’impression que l’animateur vient de se lever, par exemple. Ou qu’il rejoint quelqu’un dans un autre pays. Tu te fais un scénario dans ta tête. Dans les autres médias, particulièrement les médias sociaux, tout est accessible par les images. »

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