100 idées pour améliorer le Québec L’éducation en tête

La perte et l’héritage

Sans être à proprement parler un manifeste, cet essai se veut une défense de ce que Raphaël Arteau McNeil appelle « l’éducation par les grandes œuvres ».

Il y propose la réactivation de cet héritage injustement oublié et la redécouverte de ses beautés.

L’éducation a toujours été l’exercice d’une forme d’autorité, et la génération lyrique a rêvé d’un monde sans autorité. L’une ou l’autre devait donc céder.

Ce fut l’éducation, et les slogans scandés dans les années 1960 sont devenus les dogmes de la pédagogie moderne : les enfants naissent libres, il faut les laisser eux-mêmes construire leurs savoirs sans brimer leur élan naturel. Sur la base de ce syllogisme étonnant, le contenu de l’éducation est devenu une question secondaire. On s’est plutôt interrogé – et on s’interroge encore avec une ferveur à peine imaginable – sur la façon d’enseigner plutôt que sur ce qu’il convient d’enseigner.

On a formulé des hypothèses, on a tenté des expériences, les réformes se sont succédé, et chaque fois la pédagogie a pris plus de place dans la formation des maîtres. Nous avons appris à lire et à écrire librement, au petit bonheur, en jouant, récupérant les points perdus pour notre piètre orthographe par l’expression sentie de notre « vécu ».

Nous avons rempli les exigences et sommes aujourd’hui fonctionnels, ce qui veut dire que nous savons lire et écrire à peu près correctement selon un étalon minimaliste de survie économique. La catastrophe culturelle d’une rupture complète de transmission a été évitée, mais les résultats sont suffisamment décevants pour nous faire déchanter des espoirs euphoriques qui ont motivé la fièvre réformatrice.

Toujours est-il qu’on nous a appris à lire sans savoir jamais quoi nous faire lire. Par un retournement typique des mouvements d’émancipation modernes, la lutte contre l’ancienne autorité a donné naissance à un nouvel autoritarisme. Si, comme le veut Roland Barthes, un classique est simplement un auteur qu’on enseigne dans les classes, ce sont les syllabus de cours, donc les professeurs, qui font les classiques. Discréditer les classiques et octroyer une liberté absolue au professeur, à l’individu professeur, a été une seule et même chose.

C’est ainsi que nous, de la génération déshéritée, avons lu tout et n’importe quoi, surtout n’importe quoi, selon les goûts et les caprices de nos professeurs. 

Une éducation dite libre est inévitablement une éducation bigarrée et éclatée, sans cohérence ni corpus commun. Si, parfois, certains étudiants choyés ont croisé un professeur qui chérissait les classiques, il s’agissait d’un accident de parcours plutôt que d’une intention sociale. Pour nous soustraire à l’autorité des classiques, on nous a soumis à l’arbitraire des circonstances.

Il est vrai que le règne de l’arbitraire professoral a été beaucoup plus néfaste pour l’enseignement des lettres que pour celui des sciences. Comme l’éducation scientifique vise l’acquisition d’une méthode et de diverses compétences, cette éducation a beaucoup mieux résisté au discrédit du corpus classique, ce qui a produit une grande scission qui s’est répétée à chaque étape de notre parcours scolaire.

Nous avons connu, d’un côté, l’éducation scientifique, qui possédait le monopole incontesté du sérieux et de la rigueur, et, de l’autre, l’éducation non scientifique, une catégorie fourre-tout où s’entassaient pêle-mêle toutes les autres matières enseignées à un moment ou à un autre de l’itinéraire scolaire et parascolaire.

Les choses étant ainsi disposées, il n’est pas étonnant que les étudiants les plus doués, les plus sérieux, les plus ambitieux et même les plus généreux, ceux qui espéraient être utiles à leur société, se soient spontanément dirigés vers les sciences.

Réussir à l’école a toujours été pour nous synonyme de réussir en mathématiques et en chimie. Si nous espérions apprendre quelque chose de vrai et d’utile, une seule voie s’offrait à nous : la méthode de Descartes.

Ce fut en quelque sorte notre éducation par défaut : on pourrait dire que nous avons été nourris aux sciences dès notre enfance, ce qui n’est pas rien, il est vrai, mais ce qui n’est pas parfaitement exact non plus.

En tout cas, l’effritement du plancher intellectuel sur lequel nous nous tenions s’aggravait, et le triomphe des sciences ne fut pas suffisant pour nous sauver de notre condition de déshérités. Car pour le reste, c’était le chaos total, dont l’effet le plus grave a été la confusion entre la culture classique et la culture populaire. 

Le vrai et l’utile étant désormais vêtus de sarraus et munis d’ordinateurs, le beau, le bien, le noble, le profond, l’élevé, tout ce qui concerne le cœur et l’intelligence sans être réductible à un diagramme, tout ce qui en un mot concerne l’âme, tout ce vaste domaine de notre être a été relégué au langage sirupeux et inéducable des valeurs individuelles. 

Entre Shakespeare et Walt Disney, c’était à chacun de choisir selon ses goûts et ses préférences, et on choisissait Walt Disney sans en être gêné, convaincu de manifester ainsi l’essence de sa personne sans voir qu’on camouflait à soi-même et aux autres sa propre paresse. Une fois les auteurs classiques discrédités, le génie devenait une simple épithète qui pouvait être accolée avec libéralité à n’importe quelle « production ». Si Shakespeare avait du génie, Walt Disney en avait lui aussi, de même que les publicités du petit écran.

Nous avons donc récité par cœur le menu de McDonald’s comme d’autres avaient récité des fables de La Fontaine, préférant la tutelle des réclames télévisées à celle des classiques. Et c’était pour nos professeurs du pareil au même : le programme exigeait que nous récitions, il fallait donc réciter et, pourvu que nous le fassions, la compétence était atteinte ; comme s’il s’agissait de calculer des pommes, des dollars ou des x, le contenu, populaire ou classique, n’avait qu’une importance personnelle, c’est-à-dire une importance absolument nulle. 

Soit dit en passant, cette indifférence à l’égard de nos goûts et préférences révèle mieux que toute la propagande scolaire sur l’estime de soi l’idée que se faisait le système scolaire de nos idées et opinions.

Nous apprenions déjà à nous étaler sur toutes les tribunes imaginables tout en sachant, au fond de nous, que cela ne changerait rien, n’aurait aucun effet, que tout cela tenait du spectacle. 

Le geste seul comptait, et nous apprenions à nous exprimer comme bientôt nous apprendrions à voter : résignés à jouer notre rôle dans la grande cacophonie démocratique où tous s’expriment sur tout.

La perte et l’héritage – Essai sur l’éducation par les grandes œuvres

Raphaël Arteau McNeil

Éditions du Boréal

Montréal, 2018

174 pages

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