« On s’en va dans un système de corridors géoéconomiques »
Passionné d’économie, mais aussi d’histoire et de manœuvres militaires, l’ex-président de la Banque Nationale Louis Vachon est un observateur attentif du conflit entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que de ses conséquences économiques. Les entreprises canadiennes devront maintenant envisager des échanges économiques à trois vitesses, ou trois « corridors géoéconomiques », croit-il.
« On s’en va dans un système de corridors géoéconomiques », lance Louis Vachon, aujourd’hui employé de la firme d’investissement new-yorkaise J.C. Flowers.
Celui qui s’est associé à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM pour mettre en place un observatoire sur les conflits multidimensionnels parle d’un régime d’interdépendance économique à multiples vitesses.
« Ça veut dire que tu auras une cohabitation économique entre différents blocs politiques. On passe d’une globalisation tous azimuts à une globalisation à trois vitesses. »
Ces « vitesses » sont ce qu’il appelle des corridors géoéconomiques.
« Une entreprise canadienne regardera les pays où il y a des sanctions. Ça, c’est une vitesse », dit le banquier ayant songé dans sa jeunesse à faire carrière dans les Forces armées. « On regardera ensuite les pays où il y a des tensions, en Chine par exemple. Et on regardera les autres pays. »
Dans le « corridor » qui comprend les pays sanctionnés, Louis Vachon prévoit un encadrement très serré sur le plan de la manière de faire des transactions, c’est-à-dire quels produits sera-t-il possible ou non de vendre. Dans le deuxième « corridor », l’encadrement sera un peu moins serré. Dans le troisième corridor, il n’y aura pas d’encadrement.
« C’est ça, la réalité », dit-il.
Auteur d’un mémoire de maîtrise sur l’application des stratégies militaires en affaires, Louis Vachon suit de près l’évolution du conflit en Ukraine et dit « travailler » avec des scénarios sur 90 jours parce que la situation évolue « assez rapidement ».
Au moment de l’entrevue, il accordait 20 % de probabilité au scénario d’une victoire ukrainienne, c’est-à-dire une baisse du moral des troupes russes et un renversement du régime Poutine.
« Plus le conflit perdure dans sa forme actuelle, plus les probabilités de ce scénario augmentent », dit-il.
Le scénario le plus probable actuellement, selon lui, est que la situation soit au même point qu’aujourd’hui dans 90 jours. Il parle alors d’une guerre d’usure, d’une guerre d’attrition. Il estime à 50 % les probabilités de cette éventualité.
L’attrition se définit du point de vue militaire, économique et psychologique, dit-il. « Une forme de désertion massive n’est pas impossible. Surtout chez les conscrits. Il est peu probable que Poutine survive à ça. Les Ukrainiens ne manqueront pas d’armes. Ils ont une bonne population et des volontaires étrangers qui entrent dans le pays. Il a fait une belle gaffe, Poutine. Une grave erreur. »
Un règlement ou une trêve sont une possibilité, mais Louis Vachon évalue les chances d’y assister à seulement 20 %. La capacité pour les Ukrainiens de pouvoir rejoindre l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) et l’Union européenne restera non négociable, selon lui.
« C’est pour ça qu’ils se battent et qu’il y a eu la révolution en 2014 aussi. Ils pourraient cependant s’entendre sur un partage des territoires et voir par la suite. »
— Louis Vachon
Le dernier scénario à envisager – il y accorde 10 % de probabilité – est le plus redoutable et c’est celui d’une escalade. « Les Russes n’ont pas les moyens militaires d’escalader. Ils vont faire du bruit. Mais militairement, ils ont les mains pleines avec l’Ukraine », dit-il.
Selon Louis Vachon, les marchés financiers sont appelés à réagir selon ces scénarios.
Il précise que le scénario positif est évidemment celui d’une victoire ukrainienne, mais qu’il y a un enjeu pour la Chine de perdre Vladimir Poutine qui pourrait être renversé.
La question est de savoir comment réagira Vladimir Poutine. « Tentera-t-il une ultime escalade pour s’en sortir et sauver sa peau et son régime ? Il y a de la tension dans son équipe, c’est certain. S’il parle de nucléaire, il y a des gens qui pourraient intervenir », croit Louis Vachon.
S’il perd et n’est pas renversé, Louis Vachon pense que Vladimir Poutine pourrait commencer à faire des « conneries », « tester des choses, par exemple ».
« Ce n’est pas un fou. C’est un revanchiste. Le jugement d’une personne qui joue sa peau peut parfois être affecté. C’est clair qu’il n’écoute pas son équipe. C’est également clair qu’il a eu de mauvaises informations. S’il pensait sincèrement qu’il allait entrer en Ukraine et être accueilli comme un libérateur en Ukraine, il s’est fait raconter des histoires. Il a sous-estimé la résistance ukrainienne. »
Les Russes ont manifestement sous-estimé le nombre de pays qui allaient participer et la dureté des sanctions, selon Louis Vachon.
« La sévérité des sanctions a un effet dévastateur sur l’économie russe. Et même s’ils veulent appuyer leur ami Poutine, les Chinois ne peuvent pas suffisamment compenser. C’est pourquoi le conflit ne peut pas durer très longtemps parce que les problèmes économiques sont très sérieux pour la Russie. »
— Louis Vachon
Intronisé à titre de lieutenant-colonel honoraire par les Fusiliers Mont-Royal en 2016, Louis Vachon ajoute que la Russie devient de plus en plus dépendante de la Chine à tous les points de vue et n’est pas convaincu que c’est très populaire dans les milieux nationalistes russes. « Poutine est peut-être à l’aise avec ça, mais dans les milieux nationalistes russes, il y en a beaucoup qui se méfient autant de la Chine que des Américains. »
Louis Vachon soutient que l’Ukraine, c’est comme Taiwan et Hong Kong. « C’est la ligne de front entre les pays démocratiques et autoritaires. L’Ukraine est un pays slave, cousin, qui est une démocratie. C’est une menace mortelle pour Poutine. Il ne peut pas tolérer une démocratie à côté de chez lui. Parce que ça démontre aux Russes que tu peux avoir un système démocratique à côté de chez toi qui fonctionne. »
La Russie ne sera pas en mesure de prendre le contrôle de l’Ukraine, selon Louis Vachon. « Si j’étais le président de l’Ukraine, je ne lâcherais pas. Le temps n’est pas en faveur des Russes. Le printemps approche. Ça va fondre. Ça va devenir très boueux dans les champs. »
Pour suivre l’évolution des combats en temps réel, il dit notamment se fier au site oryxspioenkop.com qui documente ce qui se passe sur le terrain, notamment en nombre de véhicules détruits ou capturés.
« De plus en plus de véhicules russes sont capturés alors qu’au début, ils étaient détruits. Ça indique que les Russes ne se battent pas. Les Russes ont des problèmes de logistique, mais de moral aussi. Une armée en retraite peut perdre des véhicules, mais pas en attaque. Ça démontre un problème sérieux. Perdre presque 1000 véhicules en deux semaines, c’est pas des pinottes. Les Ukrainiens ont capturé deux fois plus de véhicules russes qu’ils en ont perdu. »
D’un point de vue économique, c’est le genre d’informations qui aide à mesurer les probabilités d’une victoire d’un côté ou de l’autre.