L’Ordre des pharmaciens du Québec s’inquiète de l’impuissance de la ministre fédérale de la Santé à l’égard du plus grand vendeur canadien de médicaments, qui a fabriqué plusieurs ingrédients dans des conditions inquiétantes en Inde et a falsifié des résultats de tests.
Pressée de questions au Parlement, la ministre Rona Ambrose a dû expliquer pourquoi Apotex continue de vendre aux Canadiens des médicaments bannis depuis avril aux États-Unis, soit depuis qu’une inspection de la Food and Drug Administration (FDA) révélait qu’ils étaient « adultérés ». Selon la FDA, la pharmaceutique torontoise a caché des données qui pourraient lui nuire et a falsifié les résultats de tests de qualité menés dans une usine indienne.
Le en faisait état la semaine dernière, dans un long reportage consacré aux 40 pharmaceutiques canadiennes s’étant vu reprocher des « violations graves » par la FDA depuis 2008. Ces différentes sociétés ont continué de vendre des médicaments qui se dégradaient avant la date de péremption, qui contenaient trop de bactéries ou qui provoquaient des effets secondaires non déclarés, dont des caillots et de la fièvre.
C’est cette enquête qui a forcé la ministre Ambrose à révéler comment les inspecteurs canadiens ont vainement demandé à Apotex de rappeler au moins sept médicaments contenant les ingrédients jugés suspects par la FDA (deux antihypertenseurs, un antiacide, un antiviral, un antibiotique, un antihistaminique et un immunosuppresseur). Selon un courriel envoyé au , Apotex a ensuite refusé de « cesser leur vente et leur importation ». Le Ministère s’est finalement résigné à exiger des contrôles de qualité additionnels pour éviter, dit-il, « de longues procédures judiciaires sans mesures atténuantes immédiates ».
Il y a un an, une enquête de révélait qu’Ottawa avait adopté la même attitude à l’égard de Ranbaxy, un autre géant du générique ayant vu ses produits proscrits aux États-Unis, mais pas au Canada, dans son cas, malgré une condamnation pour fraude.
« Ce qu’a dit la ministre me laisse pas mal perplexe. Habituellement, quand elle demande quelque chose, les compagnies obtempèrent assez bien, a affirmé le président de l’Ordre des pharmaciens, Bertrand Bolduc, en entrevue.
« Nos pharmaciens se fient à Santé Canada pour assurer la qualité des produits. Si le Ministère demande des choses qui ne se font pas, c’est un problème. »
— Bertrand Bolduc, président de l'Ordre des pharmaciens
Apotex a aussi ignoré les demandes de la FDA, qui lui réclame souvent des explications au sujet de médicaments contenant des particules ou d’autres contaminants. « Les autorités réglementaires demandent aux compagnies d’investiguer, explique M. Bolduc. Il faut savoir si le problème est dû au personnel, à l’équipement, à son nettoyage ou aux procédures. Ils doivent s’interroger, sinon les risques sont grands que les déficiences reviennent. »
Au Québec, les médicaments d’Apotex sont aussi vendus sous d’autres noms par les grandes chaînes de pharmacies québécoises. Leurs marques (comme Pro Doc, très vendue chez Jean Coutu, Sanis, de Pharmaprix, et Sivem, d’Uniprix, Proxim et Clinique Santé) s’approvisionnent en partie chez Apotex. C’est ce qu’on appelle les « licences croisées », très nombreuses, selon l’Ordre.
Ces échanges de produits sont toutefois cachés au public, aux pharmaciens et aux groupes d’achats des hôpitaux. « On peut presque toujours savoir si nos autres biens sont faits en Chine, à Taïwan ou en Inde, mais pour les médicaments, jamais », souligne M. Bolduc.
Or, avec la mondialisation, de nombreuses usines ont déménagé dans des pays où la rigueur n’est pas toujours au rendez-vous. « Les compagnies sous-traitent en Inde, où ça ne coûte pas cher et où on tourne parfois les coins ronds », affirme le président de l’Ordre.
Malgré tout, Santé Canada continue d’entretenir la culture du secret. Les rapports d’inspection de la FDA sont publiés sur le web, mais Santé Canada refuse de remettre les siens aux journalistes ; et même de révéler combien d’inspections ont été menées dans une société donnée.
La ministre Ambrose vient de promettre que Santé Canada mettrait plus d’information en ligne, sans préciser quand ce serait le cas. « Santé Canada ne favorise pas la confiance en continuant d’opérer sous la couverture », a affirmé à Alan Cassels, chercheur à l’Université de Victoria et auteur de .
« Même s’il ne faut pas paniquer, même si les médicaments ne sont pas nécessairement dangereux, il faut assurément s’inquiéter de la façon dont le gouvernement se comporte, dit-il. Lui qui doit protéger la santé publique dit qu’il ne peut rien faire au sujet de produits potentiellement contaminés ! Cela montre à quel point le gouvernement Harper ne veut surtout pas contrarier les industries. »
Apotex emploie quelque 5000 personnes au Canada.
Pour se justifier, la ministre Ambrose a plutôt affirmé que la loi canadienne manque de mordant. Même si la loi actuelle lui donne le pouvoir de retirer sa licence à un fabricant, elle préfère miser sur un projet de loi conservateur qui permettrait d’imposer des amendes salées aux pharmaceutiques fautives et d’imposer des rappels sans leur accord.
Selon une source de l’industrie qui a requis l’anonymat, Santé Canada doit « absolument exiger un rappel de tous les produits potentiellement dangereux et initier immédiatement une enquête approfondie sur les méthodes de fabrication ».
« Les médicaments importés sont testés à nouveau à leur arrivée », tempère toutefois le président de l’Ordre.
Quant à savoir s’il y a lieu de s’approvisionner ailleurs qu’auprès des sociétés problématiques, la majorité des principaux intéressés joints hier par a préféré ne pas répondre. Y compris chez Jean Coutu, dont la filiale Pro Doc – la marque de médicaments génériques la plus vendue au Québec – s’approvisionne en bonne partie chez Apotex.
« Tous les médicaments vendus dans nos succursales sont approuvés par Santé Canada. Il n’y a eu aucun rappel. Le cas échéant, nous nous conformerons aux directives émises par les autorités réglementaires », s’est contenté d’écrire la porte-parole de l’entreprise, Hélène Bisson.
Pour sa part, Apotex a déclaré au que la société a « mis à jour ses politiques de conformité et ses procédures en place pour s’assurer que tous ses produits demeurent sûrs, efficaces et de la plus grande qualité ».