Faut-il une loi pour protéger la liberté universitaire ?

Donald Trump parlait de « propagande toxique » sur le point de détruire le pays. Fox News a consacré des heures alarmées et alarmistes au sujet. Et voilà comment la « théorie critique de la race », un concept obscur jusque-là confiné aux facultés de droit des universités américaines, est devenu un cri de ralliement politique aux États-Unis.

La théorie – selon laquelle les inégalités raciales sont imbriquées dans les institutions – a été élaborée il y a quatre décennies, mais soulève les passions depuis quelques mois seulement chez nos voisins du Sud.

Depuis que Christopher Rufo, un militant conservateur, a réussi à en faire la dernière croisade de la droite républicaine, croisade qui s’inscrit dans les guerres culturelles aux États-Unis, a révélé une enquête du New Yorker.

Et pour réussir, Christopher Rufo a réussi.

Dopés par Fox News, les esprits se sont échauffés. En juin, des policiers ont même dû intervenir lors d’une… réunion de parents dans une école de Virginie du Nord. Furieux, des parents accusaient (à tort) les enseignants d’utiliser la théorie critique de la race pour endoctriner leurs enfants et leur faire croire qu’ils étaient tous racistes.

Ça ne s’est pas arrêté là. Une douzaine d’États dirigés par des gouverneurs républicains ont promis de légiférer pour interdire qu’on enseigne la théorie critique de la race, considérée comme de la propagande haineuse à l’égard des Blancs, dans les écoles et les collèges.

Déjà, des lois ont été promulguées en Idaho, en Iowa, en Oklahoma et au Tennessee. En Arizona, un projet de loi prévoit notamment d’imposer une amende de 5000 $ à tout enseignant qui discuterait de racisme en classe…

L’autocensure sera inévitable. Dans ces États rouges, il y a fort à parier que les profs éviteront les sujets qui fâchent, comme le meurtre de George Floyd, le massacre de Tulsa ou l’insurrection du Capitole.

Dans ces États, des millions d’élèves auront droit à une version lustrée de leur histoire – une version glorieuse, mais forcément incomplète, dans laquelle tout le monde il sera beau, tout le monde il sera gentil.

***

Ce long détour pour vous parler de l’actuel débat sur la protection de la liberté universitaire au Québec.

Le lien est ténu, vous me direz. En effet. Il est mince, j’en conviens. On parle, ici, non pas d’interdire certains enseignements mais, au contraire, de protéger la liberté de parole des professeurs.

On veut leur permettre de faire leur boulot – instruire, transmettre des savoirs – sans avoir l’impression qu’une épée de Damoclès leur pend au-dessus de la tête.

Rien à voir, donc, avec ce qui se passe dans ces États républicains. Mais par un étrange effet miroir, l’État québécois songe aussi à adopter une loi – non pour censurer les profs, mais pour éviter… qu’ils ne s’autocensurent.

Après les controverses des derniers mois, dont la retentissante affaire Verushka Lieutenant-Duval à l’Université d’Ottawa, bien des profs craignent d’être emportés au détour d’une phrase ou d’un mot. On les comprend.

Le vent de rectitude politique qui souffle sur les campus est bien réel. De peur d’être accusés de racisme, d’homophobie ou de commettre une micro-agression sans même s’en rendre compte, des profs ont retranché des sujets potentiellement blessants de leurs plans de cours.

En mars, la ministre de l’Éducation supérieure, Danielle McCann, a donc mis sur pied une commission d’experts, présidée par l’ancien député péquiste Alexandre Cloutier, pour cerner le problème. Depuis, la commission a reçu des milliers de témoignages. Elle tient des audiences publiques ces jours-ci.

Déjà, tout le monde s’entend sur l’importance de protéger la liberté universitaire. Maintenant, le plus dur reste à faire : s’entendre sur la façon d’y arriver.

***

La Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université demande l’adoption d’une loi qui servirait de « cadre interprétatif pour les futurs litiges qui ne manqueront pas de survenir ».

Les directions d’université, elles, pensent qu’une intervention législative est une très, très mauvaise idée.

Le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras, témoigne ce mardi devant la commission Cloutier. Il voit « une contradiction inhérente entre l’intervention législative » pour encadrer la liberté universitaire et « les fondements même de cette liberté, qui s’est construite en opposition aux interventions extérieures », m’explique-t-il en entrevue.

À ses yeux, l’État n’a pas à se mêler de liberté universitaire – même pour la protéger. Ce serait tout simplement antinomique.

***

Le Québec n’est pas l’Arizona, c’est clair.

Mais imaginons un instant que « les valeurs profondes démocratiques au Québec soient érodées, qu’on se retrouve avec un gouvernement » qui ne respecte plus ces valeurs, suggère Daniel Jutras.

On n’en est pas là, bien sûr. Mais si, par malheur, on se retrouvait un jour dans ce Québec aux valeurs érodées, personne n’aurait envie qu’un « législateur mette le pied dans la porte des universités ».

L’État n’a pas à « créer des processus de sanctions ou de révisions » ou à nommer un ombudsman « qui serait totalement incompatible avec la conception que l’on se fait de l’autonomie universitaire », tranche le recteur.

Daniel Jutras s’oppose aussi à l’adoption d’un énoncé gouvernemental qui réaffirmerait l’importance de la liberté universitaire. Ça n’aurait peut-être qu’une portée symbolique, mais ça resterait le symbole « malheureux » d’une ingérence étatique dans les affaires des universités.

***

Au printemps, l’Université de Montréal a fait sa propre commission Cloutier, à l’interne. Elle a produit un volumineux rapport, reçu des dizaines de témoignages, tenu des audiences sur le campus. En juin, un énoncé de principe a été adopté à l’unanimité en assemblée universitaire.

C’est bien la preuve que les universités n’ont pas besoin d’une loi pour régler leurs problèmes, estime le recteur. « Les délibérations à l’échelle locale, cela fonctionne. Chez nous, il n’y a pas eu d’affrontements, personne n’a déchiré sa chemise, personne n’a proposé qu’on mette des livres à l’index ou qu’on bannisse des mots du dictionnaire… »

Alors, faut-il une loi pour protéger la liberté universitaire? Je laisse les experts de la commission Cloutier trancher cette question éminemment délicate et complexe. Mais je note, comme le recteur Jutras, que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.