Le maître du critérium
L’affrontement pourrait sembler inégal. D’un côté, des jeunes loups au début de la vingtaine consacrant temps et énergie au vélo en rêvant d’en faire une carrière. De l’autre, un professionnel du droit à l’aube de la quarantaine à l’horaire bien chargé en raison d’un emploi accaparant.
Mais Jean-François Laroche est un athlète déterminé. Son équipe, Cycles Régis, a dominé sans partage à Lachine cette saison. Auteur de huit podiums, dont trois victoires, Laroche a assuré son titre à l’avant-dernière épreuve du calendrier, la semaine dernière.
Même s’il est acclamé tout l’été sur la piste des Mardis cyclistes, Laroche n’exige pas de traitement spécial de la part de son employeur pour concilier travail et vélo. Tous les mardis soir de l’été, tout se bouscule. Il part régulièrement « en catastrophe du bureau à 18 h 20 » et « sprinte » jusqu’à Lachine pour arriver à temps pour le départ de la course, à 19 h.
« Il m’arrive même de retourner travailler en cuissard de 20 h 30 à 2 h du matin pour terminer un dossier important », explique Laroche, chef adjoint du Service juridique, développement entreprise et fusions et acquisitions, chez Bell.
Ce n’est pas d’hier que Jean-François Laroche connaît du succès sur deux roues. À 21 ans, le natif de Magog s’illustre aussi bien en vélo de montagne que sur route. Il est sélectionné pour prendre part aux Mondiaux U23 de 2001 dans les deux disciplines et un choix s’impose. À quelque 170 lb, « trop lourd » pour faire partie de l’élite en montagne, il opte pour la route, avec des prétentions lors des contre-la-montre.
L’année suivante, Laroche y représente une fois de plus le Canada, avec Ryder Hesjedal, Dominique Rollin, Martin Gilbert et François Parisien. Il se retrouve à l’avant dans la dernière étape de la course sur route. L’épreuve se décidera au sprint, mais il ne s’y connaît pas d’aptitude particulière. Il s’élance et termine 11e, deux rangs derrière un certain Philippe Gilbert, qui sera plus tard sacré champion du monde, en 2012.
Laroche passe beaucoup de temps en Europe, où le niveau est relevé et où les coureurs ont beaucoup de pression pour maintenir un poids très bas. L’athlète mène simultanément des études à distance en droit à l’Université McGill.
En 2005, au sommet de sa forme, Laroche s’aligne avec l’équipe CR4C Roanne, « la meilleure formation amateur en France ».
Il s’illustre au Tour de la Porte Océane, en Normandie. « J’avais le maillot jaune à défendre lors de la dernière étape, mais avec 20 km à faire, alors que j’étais devant, j’ai eu une crevaison. J’étais tellement nerveux que j’ai été ramassé par le peloton quand je me suis rangé à droite. »
Laroche est amoché, mais un pacte entre son équipe et la formation canadienne espoir lui permet de rattraper le temps perdu et de conserver son maillot jaune. Sa blessure nécessite 10 points de suture. Il dira « n’avoir jamais autant souffert sur un vélo ».
Cette victoire survient lors de sa dernière compétition européenne. Ses études en droit tirent à leur fin et il opte, à l’automne 2005, pour un stage au cabinet Stikeman Elliott, où il sera ensuite embauché.
« J’ai mis une croix sur le vélo parce qu’aller au prochain niveau et faire le Tour de France n’était pas réaliste. J’étais discipliné, mais je m’entraînais trop, j’étais toujours fatigué », estime-t-il avec le recul.
Ironiquement, il retrouvera des similitudes entre le cyclisme de compétition et la pratique du droit en cabinet privé. « Comme dans un peloton, ça joue du coude. À la différence que les coups viennent de collègues qui veulent bien se positionner dans le bureau. »
Après six ans chez Stikeman, Laroche est passé chez Bell, où il « s’occupe des transactions d’acquisitions et de ventes ». Il négocie notamment les clauses de prix d’achat. À sa première année au sein de l’entreprise, en 2012, Bell fait l’achat d’Astral Media pour la coquette somme de 3,4 milliards.
Laroche ne pensait pas retourner au vélo après avoir mis fin à ses espoirs internationaux. Des amis, bien au courant de son potentiel sur deux roues, l’invitent à se joindre à leur équipe locale. Celle-ci se concentre particulièrement sur les critériums des Mardis cyclistes de Lachine – un type de course que Laroche n’affectionne pas et où les meilleurs sprinteurs font loi.
Ne croyant pas être en mesure « de s’entraîner assez pour être compétitif », l’avocat se joint néanmoins au groupe. Au lieu de focaliser sur son poids et son endurance, il s'entraîne par intervalles « la tête dans le guidon » et augmente ses pointes de vitesse afin de performer lors de ces épreuves d’à peine 50 km sur circuit fermé.
Il se retrouve coureur désigné dès l’été 2007, alors que le leader de la formation, Sébastien Moquin, « n’a pas la forme en début de saison ». La transition se fait de manière « naturelle », alors que Laroche remporte plusieurs courses et un premier championnat. Ses adversaires sont un peu surpris et lui aussi. « En m’entraînant moins, j’ai pu échanger de l’endurance pour avoir un meilleur kick, une plus grande force brute », explique-t-il.
Il regrette de ne pas avoir pensé à ce filon alors qu’il faisait partie des meilleurs espoirs cyclistes. « Si je pouvais revenir en arrière, je focaliserais davantage sur le sprint, ç’aurait été un avantage pour moi, d’être un peu plus lourd et de me concentrer sur les arrivées. »
Les membres de son équipe n’ont pas de prétentions individuelles, contrairement à ceux d’autres formations. Tous travaillent afin de maximiser les chances du meneur de l’emporter.
« On n’a jamais dérogé de notre plan. C’est ce qui fait en sorte qu’on a connu autant de succès. On n’a pas vraiment d’équivalent. On est des vieux de la vieille expérimentés. Plusieurs sont des anciens de l’équipe canadienne. On affronte des jeunes qui peuvent faire ça à temps plein de façon professionnelle ou semi-professionnelle. »
Les membres de l’équipe se retrouvent pour célébrer après chaque course, peu importe le résultat. Et, immanquablement, Laroche se présente à l’heure au travail le lendemain matin. « Certaines journées sont plus difficiles que d’autres », admet-il.
L’athlète de 37 ans sent que le moment est venu de tourner la page.
« Je n’irai plus compétitionner une saison complète. C’est super le fun, l’ambiance est géniale, mais à un moment donné, il faut passer à autre chose, et sept [championnats], c’est assez. Ce qui va me manquer le plus, c’est l’événement du mardi avec mes coéquipiers. »
Ce soir, Laroche et les siens tenteront de finir en beauté avec une victoire lors d’un sprint endiablé, pour ensuite célébrer en grand.
« Je crois que je vais prendre la matinée de congé, pour une fois. »