Côte-nord

Une communauté innue se bat pour bannir un trafiquant de drogue

Secouée par une vague de suicides en 2015, la communauté d’Uashat mak Mani-Utenam, sur la Côte-Nord, a pris les grands moyens pour enrayer le fléau de la drogue en ordonnant l’expulsion des trafiquants. Mais avec la condamnation d’un premier accusé, force est de constater que la nouvelle pratique n’est pas si simple à appliquer. Explications.

« On veut se battre contre la drogue à l’intérieur de la communauté. » Au bout du fil, le chef de la communauté de quelque 3500 âmes, Mike McKenzie, explique que les membres du conseil de bande veulent envoyer un message fort aux revendeurs. « C’est pour qu’il y ait une prise de conscience, pour prouver que nous sommes sérieux dans notre démarche. »

Sauf que l’affaire ne sera pas facile. Un premier résidant du territoire a plaidé coupable en novembre à des accusations de trafic de drogue. Les observations au sujet de la peine auront lieu en avril, et le conseil de bande ne dispose encore d’aucun moyen légal pour bannir l’individu de la communauté innue. Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) n’a pas non plus l’intention de s’en mêler.

Le conseil Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam a donc mandaté l’avocat Jean-François Bertrand pour faire valoir ses arguments devant le tribunal dans la cause impliquant le trafiquant. Une requête en intervention doit être déposée d’ici les prochains jours. « Ça pourrait créer un précédent », estime Me Bertrand.

« C’est un droit ancestral d’obtenir le bannissement d’un individu qui nuit au bien-être des autres dans une communauté, affirme l’avocat. Tout est basé sur la question qu’on ne peut pas évacuer ça du revers de la main, c’est basé sur une coutume. Il faut se prononcer là-dessus et ensuite voir si le bannissement peut faire partie des mesures ordonnées. »

Pas de directive du DPCP

La communauté innue a réclamé en septembre que le DPCP appuie sa démarche musclée en instaurant une nouvelle directive pour que les procureurs proposent, dans leurs observations sur la peine, de bannir d’un territoire un individu déclaré coupable de trafic. Ce qu’a refusé le DPCP en décembre.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales explique que la détermination de la peine « n’est pas du ressort du poursuivant » et que les procureurs « doivent se conformer au droit applicable, c’est-à-dire aux décisions antérieures des tribunaux supérieurs ainsi qu’aux directives du DPCP ». Selon Me Bertrand, il n’y aurait pas de jurisprudence au Québec en matière d’expulsion d’un trafiquant de drogue dans une communauté autochtone. Le bannissement pour d’autres motifs n’est pas non plus une peine qui a souvent été privilégiée par le tribunal, historiquement.

« Lors des représentations sur la peine, le Code criminel prévoit cependant qu’un particulier, et on favorise ça, peut rédiger une déclaration au nom d’une collectivité pour permettre au tribunal de considérer les dommages causés dans la collectivité et imposer la peine juste dans les circonstances », précise le porte-parole du DPCP, Jean-Pascal Boucher.

Règlement délicat

Sans une directive du DPCP, le conseil se tournera vers la mise en place d’un règlement administratif en vertu de la Loi sur les Indiens autorisant l’expulsion, ce qui n’est pas non plus une mince affaire. 

« Il faut arriver à un règlement qui répond aux préoccupations du conseil et qui respecte les droits constitutionnels de l’individu concerné. »

— Me Jean-François Bertrand, qui représente le conseil Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam

La communauté d’Opitciwan, en Mauricie, a adopté un règlement similaire en janvier 2017. Le conseil atikamekw jongle lui aussi ces jours-ci avec « son premier cas ». « La personne [accusée de trafic] est revenue à notre insu après sa peine, a indiqué le chef Christian Awashish. On va aller à la cour civile pour demander de l’expulser. Ce n’est pas évident. »

Pour le chef Awashish, une directive du DPCP « serait la bienvenue » pour faciliter l’application de la pratique alors qu’il indique avoir « 11 cas en attente » d’individus liés au trafic de stupéfiants interceptés lors de récentes frappes policières. Dans la communauté d’Opitciwan, le règlement, voté par référendum, stipule un bannissement de cinq ans.

« En vertu du principe d’autonomie gouvernementale des autochtones, le conseil peut faire lui-même son règlement. Si ça devait être contesté, il faudra en faire valoir la validité devant les tribunaux, un peu comme n’importe quelle loi qui entre en application, indique Me Bertrand. Si ça devenait une norme, c’est évident que ce serait plus facile. »

En 2015, Uashat mak Mani-Utenam a été ébranlée par une vague de suicides sans précédent. Cinq personnes, dont la plus jeune avait 18 ans, s’étaient enlevé la vie. Le rapport de l’enquête publique du coroner a mis en lumière, en janvier 2017, que « les produits intoxicants » ont joué un rôle de « premier ordre » dans les cinq cas.

« [La drogue] est la source de bien des problèmes », martèle le chef McKenzie. Une résolution visant à exclure de la communauté pour une durée d’un an les individus qui seront reconnus coupables de trafic de stupéfiants a été adoptée par le conseil de bande en septembre dernier. Le règlement n’est pas encore rédigé.

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