métis autoproclamés

De vrais contrats pour un faux autochtone

Le « grand chef » Guillaume Carle, considéré comme un usurpateur de l’identité amérindienne, a obtenu des dizaines de contrats du gouvernement fédéral en vertu d’un programme d’aide aux entreprises autochtones.

La suite du reportage d’Isabelle Hachey sur les Métis autoproclamés du Québec

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Un grand chef autoproclamé profite de la manne

Profitant d’un programme d’aide aux entreprises autochtones, le grand chef autoproclamé Guillaume Carle s’est vu accorder des dizaines de contrats d’approvisionnement du gouvernement fédéral… sans être reconnu comme un autochtone par ce même gouvernement.

Depuis 2001, Night Hawk Technologies, entreprise spécialisée en fournitures de bureau appartenant à Guillaume Carle, a reçu une centaine de contrats de ministères fédéraux, d’une valeur totale de 7,5 millions de dollars, révèle une compilation faite par La Presse.

Au moins 29 % de ces contrats ont été accordés à Night Hawk Technologies par l’entremise d’un programme d’accès à des marchés réservés aux entreprises autochtones. Pourtant, Guillaume Carle n’est pas inscrit comme un Indien du Canada et n’appartient à aucune organisation autochtone reconnue au pays.

En outre, des ministères ont continué à accorder des contrats à Night Hawk Technologies malgré les soupçons qui planent au-dessus de la Confédération des peuples autochtones du Canada (CPAC), organisme à but non lucratif dont Guillaume Carle se dit le grand chef.

Dès l’automne 2017, en effet, Services aux Autochtones Canada a commandé un rapport sur l’utilisation trompeuse de cartes de membres délivrées par la CPAC.

Le rapport de la firme KPMG a conclu en juillet 2018 que ces cartes avaient été utilisées pour bénéficier d’exemptions de taxes lors de l’achat de marchandises, comme des véhicules et des électroménagers. Semblables aux cartes officielles de statut d’Indien, les cartes de la CPAC n’ont aucun statut légal.

Services aux Autochtones Canada affirme collaborer avec la Sûreté du Québec et Revenu Canada, qui ont ouvert des enquêtes distinctes sur ce stratagème, comme l’a rapporté La Presse le 1er novembre 2018.

Une autodéclaration

Services aux Autochtones Canada tient un « répertoire des entreprises autochtones », dans lequel figure Night Hawk Technologies. Les fournisseurs doivent être inscrits à ce répertoire pour avoir accès à des marchés réservés dans le cadre de la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones (SAEA).

« Pendant des années, j’ai été celui qui fournissait des services professionnels au gouvernement. On livre tous les papiers, les crayons, les chaises, les tables au gouvernement. »

— Guillaume Carle à La Presse en octobre

Pour s’inscrire au répertoire, les fournisseurs doivent remplir une « autodéclaration » précisant qu’ils sont bel et bien autochtones. Le Ministère peut ensuite procéder à des « vérifications pour s’assurer que les entreprises qui se déclarent autochtones répondent bien aux critères de la SAEA », explique William Olscamp, porte-parole de Services aux Autochtones Canada.

Selon le Ministère, Night Hawk Technologies a fait l’objet d’une telle vérification en juillet 2018. Pour prouver son admissibilité au programme, Guillaume Carle a présenté une carte de membre de l’Alliance autochtone du Québec (AAQ), organisme reconnu par le gouvernement fédéral. La carte « a été authentifiée par l’organisme émetteur dans le cadre du processus de vérification », précise M. Olscamp.

Chassé de l’Alliance autochtone du Québec

Guillaume Carle n’est pourtant pas membre de l’AAQ, assure la porte-parole de cet organisme, Émilie Brousseau. « Il est possible qu’il ait en sa possession une vieille carte de l’Alliance, mais il n’est pas dans notre base de données. »

En fait, Guillaume Carle a été chassé de l’AAQ après un passage houleux comme chef de cet organisme en 2004-2005. Ses successeurs l’ont accusé d’avoir menti sur ses qualifications pour prendre les commandes de l’AAQ – et d’en avoir profité pour vider ses coffres. L’affaire s’est retrouvée devant les tribunaux avant d’être réglée à l’amiable.

En entrevue, Guillaume Carle soutient que « des investigations, on en a passé en masse ».

« Moi, c’est assez dur de dire que je ne suis pas indien. »

— Guillaume Carle

M. Carle dit avoir prouvé en cour qu’il était autochtone, citant pour preuve une poursuite en diffamation qu’il a intentée et qui s’est soldée par une entente confidentielle.

Guillaume Carle prétend que de toute façon, la notion d’Indien statué « n’existe plus » depuis que la Cour suprême a décidé, en avril 2016, que les Métis et les Indiens non inscrits étaient des « Indiens » au sens de la loi.

Or, en dépit de ce jugement, un entrepreneur doit toujours prouver son statut d’Indien inscrit ou son appartenance à une communauté autochtone reconnue afin d’avoir accès aux marchés réservés des ministères fédéraux.

Des contrats malgré une enquête

Malgré la tenue d’une enquête de la firme KPMG sur l’utilisation de cartes de membre de la CPAC pour bénéficier d’exemptions de taxes, des ministères ont continué d’accorder des contrats à Night Hawk Technologies.

Services aux Autochtones Canada a notamment accordé un contrat de 25 092,14 $ à l’entreprise en décembre 2017 – soit deux mois après avoir commandé l’enquête sur le stratagème des cartes de la CPAC.

Ce contrat n’a pas été accordé en vertu du programme de marchés réservés aux entreprises autochtones. Mais à l’époque, le Ministère était de toute évidence déjà préoccupé par le stratagème des cartes de la CPAC – un stratagème encouragé, selon plusieurs sources, par le « grand chef » Guillaume Carle.

Les conclusions de l’enquête sur « l’utilisation frauduleuse de cartes de statut visant M. Carle et son organisation […] ne font aucune référence » à Night Hawk Technologies, fait valoir William Olscamp. Il ajoute que « le secteur de la vérification et de l’évaluation du Ministère n’a reçu aucune allégation » à propos de cette entreprise.

« Ça m’étonne qu’on procède aussi cavalièrement à enregistrer des entreprises détenues par de faux autochtones, s’inquiète néanmoins le député néo-démocrate Romeo Saganash. J’ai l’impression que les départements de ce ministère ne se parlent pas. Ce n’est pas censé se passer comme ça ! »

Les contrats décortiqués

Depuis 2001, neuf ministères fédéraux ont accordé à Night Hawk Technologies des contrats d’approvisionnement et d’informatique d’une valeur totale de 7,5 millions, selon des informations obtenues par La Presse auprès de ces ministères. Près du tiers de cette somme (2,2 millions) a été versée pour des contrats accordés dans le cadre du programme des marchés réservés aux entreprises autochtones. D’autres contrats (1,1 million) ont été accordés sans passer par ce programme. Pour le reste (4,2 millions), cette information n’était pas disponible dans les archives des ministères.

Contrats d’approvisionnement attribués à Night Hawk Technologies par des ministères fédéraux, 2001-2018

Travaux publics Canada

Dix contrats : 2 584 249 $

Agence du revenu du Canada

Dix-huit contrats : 1 740 000 $

Services aux Autochtones Canada

Sept contrats : 1 275 059,57 $

Transports Canada

Vingt-quatre contrats : 890 852 $

Emploi et Développement social Canada

Dix contrats : 486 230 $

Défense nationale

Dix-sept contrats : 220 066,30 $

Affaires mondiales Canada

Dix contrats : 147 219,28 $

Ministère des Finances

Quatre contrats : 73 993 $

Développement économique Canada pour les régions du Québec

Un contrat : 61 160 $

Total : 7 478 829,15 $

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Forages et mirages dans le Nord-du-Québec

Serge Larouche jette un regard fatigué par la fenêtre de son bureau, dans le bâtiment de tôle grise de Forages Chibougamau. Dehors, une route bordée d’épinettes s’étire jusqu’à l’entrée de la ville. « Tout le monde passe ici, c’est la porte d’entrée de la Baie-James, soupire-t-il. T’en vois passer, des vans. Ça monte à la Baie-James. Les contrats, pourquoi ça nous passe entre les pattes ? »

Serge Larouche a 58 ans, mais dit avoir travaillé pour au moins deux vies. Son frère, Steve, et lui ont hérité de l’entreprise de leur père, qui a quitté le Lac-Saint-Jean en 1965 pour migrer plus au nord. Depuis, Forages Chibougamau fait partie du paysage dans la ville de 7600 habitants.

Ce n’est pourtant que depuis trois ans que les frères Larouche ont commencé à se déclarer « Métis », sur la base de tests d’ADN controversés. Ils sont membres fondateurs d’une « communauté métisse » créée de toute pièce à Chibougamau en 2016. Steve Larouche en a été le vice-chef jusqu’en novembre.

Depuis près de trois ans, Forages Chibougamau figure aussi au répertoire des entreprises autochtones du gouvernement fédéral. Sur le site web du Ministère, elle se décrit comme « une entreprise autochtone qui répond aux exigences et critères de reconnaissance du gouvernement du Canada ».

Or, pour figurer à ce répertoire, une entreprise doit être détenue et administrée à au moins 51 % par des autochtones. Ceux-ci doivent être inscrits comme Indiens du Canada (ce n’est pas le cas des frères Larouche) ou appartenir à une communauté autochtone reconnue au pays (ce n’est pas le cas des « Métis » de Chibougamau).

« Ce n’est pas moi qui nous ai enregistrés, c’est le gouvernement. »

— Steve Larouche dans un bref entretien téléphonique

En fait, pour s’inscrire au répertoire, les entrepreneurs doivent seulement remplir une « autodéclaration » assurant qu’ils sont bien autochtones.

« Le Ministère effectue présentement une vérification auprès de l’entreprise Forages Chibougamau », a déclaré à La Presse William Olscamp, porte-parole de Services aux Autochtones Canada.

Contrat d’une minière

En tant qu’entreprise privée, la minière Exploration Azimut n’est pas forcée de répondre à des critères précis lorsqu’elle accorde des contrats de forage. Comme la plupart des minières canadiennes, elle a toutefois comme politique de donner la priorité aux entreprises autochtones locales.

C’est ainsi qu’en 2017, Exploration Azimut a attribué un contrat à Forages Chibougamau en se basant en partie sur le fait que cette entreprise figurait au répertoire fédéral des entreprises autochtones.

« Le premier critère a été la qualité du service. Le deuxième a été les prix et le troisième, le fait que c’était une entreprise autochtone, bien, c’était tant mieux », dit Jean-Marc Lulin, président et chef de la direction d’Exploration Azimut.

« On a pour prédisposition de favoriser une entreprise autochtone par rapport à une entreprise non autochtone. Cela dit, je ne suis pas juge du code génétique des gens et je n’ai pas à l’être. »

— Jean-Marc Lulin

En tant que « Métis » autoproclamé, Serge Larouche estime « faire partie » des communautés autochtones de la région. Il juge que son entreprise devrait avoir la priorité sur les contrats de forage accordés sur le territoire. « J’appartiens à Chibougamau, dit-il. Je devrais être plus reconnu que les gens qui arrivent de l’Abitibi pour travailler à Chibougamau. »

Steve Larouche a démissionné de son poste de vice-chef des « Métis » de Chibougamau lors d’une réunion de crise tenue le 28 novembre, à la suite d’un reportage de La Presse sur les agissements de Guillaume Carle.

Ce dernier se proclame « grand chef » de la Confédération des peuples autochtones du Canada, organisme non reconnu par le gouvernement fédéral auquel les « Métis » de Chibougamau sont affiliés.

Partenariat avec les Cris

Serge Larouche se souvient de l’époque où les minières n’avaient qu’à planter « deux ou trois tentes sur le bord du chemin » lorsqu’elles repéraient un gisement prometteur. Aujourd’hui, elles n’ont d’autre choix que de s’entendre avec les Cris avant de démarrer une campagne de forage.

De plus en plus, les sociétés minières retiennent aussi les services d’entreprises de forage qui ont développé un partenariat avec des communautés cries.

Forages Chibougamau vient elle-même de conclure une entente de partenariat avec la nation d’Oujé-Bougoumou. « Quand on va soumissionner, comme on a une alliance avec les autochtones, on aura la priorité sur la compagnie qui arrive de Montréal, de Québec ou de l’Abitibi », se réjouit Serge Larouche.

Le chef d’Oujé-Bougoumou, Curtis Bosum, confirme s’être allié à Forages Chibougamau et travailler sur un premier projet minier. « On vient de commencer le forage. [Steve Larouche] m’a expliqué qu’il s’était dissocié » des « Métis » de Chibougamau. « Il m’a rassuré là-dessus. »

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