Chronique

Je cherche le fond

Jadis, je faisais de la plongée sous-marine. Je suis un chicken, alors je ne plongeais jamais bien profond. Tu plonges en maillot de bain, les rayons de soleil dansent entre les poissons et c’était assez d’émotion pour moi. Oh, regarde, une tortue…

D’autres mélangent des gaz dans leurs bouteilles pour plonger plus creux. Plus tu descends, plus c’est noir. C’est un autre trip.

Un jour, dans une mer du Sud, on nous a fait plonger aux abords d’une fosse de 7000 pieds. Tu regardes en bas et… et y a pas de fond.

La légende veut que des plongeurs meurent en « tombant » dans des fosses du genre, on dit qu’il y aurait des gens qui, fixant le vide, en deviennent hypnotisés. Le fond les attire.

Bref, je suis allé aux abords de ladite fosse. J’ai cherché le fond. J’ai eu le vertige comme je n’avais jamais eu le vertige, comme je n’ai jamais eu le vertige depuis. Du haut d’un édifice, quand tu regardes en bas, tu sais que le vertige a une fin, qu’il y a un « fond » : le sol. Pas là.

Je suis remonté. Chacun ses trips.

Paris et ses 120 morts hier, même chose. Même vertige.

Y est où, le fond ?

L’horreur, ce sont les 120 morts. Enfin, 120 morts, façon de parler : au moment où j’écris ces lignes, c’est 120 morts. Sans compter ceux qui, parmi les blessés, ne passeront pas la nuit, le week-end, la semaine.

Le vertige, c’est le reste. Le vertige, c’est de penser à Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, pour paraphraser de Gaulle, à la Libération. Paris, si proche du Québec, quasi-banlieue fraternelle, des fois.

Le vertige, c’est de penser à la facilité logistique avec laquelle ces crimes ont été commis. L’Homme dépense des milliards en porte-avions, en drones, en avions de chasse, en bombes, en missiles de croisière, en lance-roquettes, en tanks, en hélicoptères d’assaut, pour quoi ? Pour tuer, ultimement. Et une kalachnikov coûte, selon les lieux, selon les moments, de 350 et 1350 $. Le vertige, c’est se rappeler qu’ils appellent ça sans rire une arme « légère ». Paris, hier : massacre low cost.

Le vertige, c’est d’essayer de comprendre les raisons de ces fêlés, les raisons qui font que tu entres au Bataclan pour jouer au tir au pigeon d’argile. Oui, oui, bon, ils diront que c’est une réplique pour les bombardements de l’Occident maléfique en Syrie et en Irak…

Mais hier, c’était à cause de l’invasion de l’Irak.

En janvier, parce qu’ils n’aimaient pas des dessins.

En 2001, c’était parce qu’il y a des troupes américaines en Arabie saoudite.

Avant ça, l’empreinte française en Algérie.

Il y a toujours une raison, il y a toujours une offense, il y a toujours un verset pour justifier le massacre d’innocents.

Le vertige, c’est quand je pense à l’abysse qui attire ces fous-là vers le fond.

Le vertige, c’est quand j’écoute une partie de la gauche progressiste, pour qui l’Occident a toujours une responsabilité directe quand des fous d’Allah tuent des Occidentaux… Je me demande ce qu’en pensent les dizaines de musulmans tués par un kamikaze musulman à Beyrouth, cette semaine. Sans oublier les civils irakiens, syriens.

Le vertige, c’est de penser à la quasi-impossibilité de prévenir des attaques du genre. Quelques attaquants, « légèrement » armés, prêts à mourir : comment veux-tu te défendre contre ça sans créer un État policier ?

Le vertige, c’est d’accepter la part cruelle de chance dans cette loterie, cette part de chance qui fera que le travail de renseignement, que le travail policier, permettront de déjouer ces carnages en amont…

Ou pas. Comme hier.

Je regarde dans l’abysse, 120 morts, c’est noir comme les yeux du diable.

Je cherche le fond.

Je trouve pas.

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