ÉDUCATION

L’essoufflement de l’inculte

Ce jour-là, arrivée à l’université, je sentais bien dans les corridors cette effervescence d’une veille d’un long congé. J’adore ça. D’ailleurs, ce que j’aime le plus dans le fait de travailler dans une université, c’est sans aucun doute le contact avec les étudiants. Je vous jure qu’il m’arrive parfois d’entendre le bourdonnement de tous ces cerveaux en action. Telle une petite symphonie, je m’y laisse bercer et les envies aussi. Je les sens libres. Réellement libres. 

J’ai l’impression qu’on pourrait réunir tous les étudiants de la Terre en un seul lieu et qu’il n’y aurait aucune guerre. Des affrontements, bien sûr, et ils seraient vitaux! Ceux-ci mêmes qui agrandissent le fleuve de la connaissance et de la raison.

Un grand philosophe me demanderait aujourd’hui : qu’est-ce qu’un être libre? Je lui répondrais assurément : un étudiant. Idéaliste, utopiste? Oui, un peu.

Quand je les observe lire et s’élever, j’ai ce sentiment que ces murs qui nous entourent leur servent de bunker. Pas à les enfermer, mais bien à les mettre à l’abri.

« Peut-être est-il temps de rappeler avec force qu’il existe un autre modèle de justice visant moins l’égalité des chances que l’égalisation des conditions. On peut sans doute promettre aux enfants d’ouvriers qu’ils ont le droit d’échapper à leur sort, mais on pourrait aussi améliorer la condition des ouvriers afin que ceux qui seront un jour ouvriers ne soient pas “punis” de n’avoir pas saisi leur chance. » 

– François Dubet

Étant (la fière) fille d’un ouvrier, j’ai eu la chance d’avoir un père très curieux. Cette qualité est la première à transmettre à nos enfants. Toutefois, pour toutes sortes de raisons, je n’ai pas eu cette chance de faire ces études universitaires auxquelles j’aspirais tant. Mes étudiants se plaisent donc à tour de rôle à me fournir des lectures. Passant par Tocqueville, Rousseau, Descartes. Je m’y perds un peu parfois, mais leur enthousiasme me pousse à continuer, à essayer. Cette difficulté me pousse à la conclusion qu’il est évident que de telles lectures, bien vulgarisées, auraient dû se retrouver au calendrier de mon parcours scolaire, au primaire ou, assurément, au secondaire.

Quelle société peut se permettre un oubli volontaire aussi important dans son éducation ? Ce manque de culture générale au Québec est criant. Je ne devrais pas avoir une honte si grande à ne pas reconnaître un portrait de Macdonald, Mackenzie, Frontenac, Champlain ou Churchill quand j’en vois un. Je me dois de connaître les battantes : Bertrand, Fairclough, Marois, Gérin-Lajoie, Casgrain, Ferron et tant d’autres. Je devrais être facilement capable de nommer les dates importantes qui ont marqué ma nation, mon histoire et celle de mes aïeux. Je devrais connaître Riopelle, Borduas, Leclerc et ceux aussi qui ont signé le Refus global. Je devrais ressentir ou identifier les influences des écrits de Nietzsche et de Freud. Je devrais comprendre les actions des grandes révolutions, les agitées et les tranquilles. Je devrais reconnaître les traits d’une grande noirceur et ceux des Lumières.

« Je me souviens »

Se souvenir de quoi, si l’on n’a rien appris ? Ne se souvenir de rien. Il faut des conteurs. Il faut l’histoire. Si mes élus veulent tant que je me souvienne, pourquoi n’ont-ils jamais mis les outils sur ma route pour qu’il en soit ainsi ? Félicité Robert de Lamennais écrivait : faut-il que le peuple soit abruti pour être gouvernable?

J’ai un léger handicap. Il est là; invisible. Dans mon éducation, mon parcours scolaire. Mon primaire, mon secondaire. Il est là pour tous les Québécois de plusieurs générations. Et là, il me faut une canne, une béquille. Car, pour ce handicap, personne n’a de place assise léguée dans le métro ou l’autobus. Cette place assise, cédée et libérée aurait dû être sur un banc, oui. Celui de l’école...

« L'enfant n'est méchant que parce qu'il est faible ; rendez-le fort, il sera bon. » 

— Jean-Jacques Rousseau

Il y a 12 ans, quand j’ai accouché de mes deux enfants à 13 mois d’intervalle, j’étais loin de me douter qu’au fond, c’était moi qui viendrais au monde.

Quand ils me regardent avec leurs grands yeux bleus curieux, j’ai envie de tout leur raconter. De les initier à la curiosité et au goût d’apprendre. Car s’il y a un point tournant dans l’instruction d’un enfant, c’est bien la curiosité qu’un parent peut lui transfuser.

Dès l’âge de 5 mois, je commençais à faire la lecture à mes enfants, et depuis je n’ai jamais cessé. La bibliothèque était un lieu de rencontre magique pour nous. À l’heure du repas, les napperons étaient des cartes géographiques. Aujourd’hui, les débats politiques télévisés et les documentaires offrent un carburant à nos débats animés. Leurs questions sont des souffles doux à mes oreilles et quand les réponses me sont introuvables, j’accours les chercher pour eux ou avec eux.

Durant les longs congés d’été, je n’ai cessé de les amener à une curiosité culturelle, à courir les musées et les centres écologiques. Les librairies et lieux inusités. Je fais tout ça par amour pour mes enfants bien sûr, mais surtout, pour essayer de combler le grand vide que creuse en ses enfants le Québec d’aujourd’hui.

Je cours. Je cours vers le savoir. Pour leur offrir ensuite. Mais j’en ai si peu moi-même. En fait, pas autant que j’aurais dû. Et me voilà maintenant si essoufflée.

«Le peuple le plus civilisé est celui qui met le plus d'idées en circulation, et où les idées ont plus de valeur que les marchandises. »

— Jean-Napoléon Vernier

Lors d’un match de basketball, il y a quelques années, mon fils et son équipe ont eu le privilège de courir sur le magnifique sol du gymnase de l’Université Laval. Les Félins de Félix-Leclerc, du haut de leurs 13 ans tout juste, s’évertuaient à faire des paniers tout en rêvassant aux grands de la NBA. Derrière moi, dans les gradins un jeune adulte demande à son copain ce qu’est Félix-Leclerc. Je me retourne et lui réponds que c’est le nom de notre école secondaire. Il me répond : « oui, je sais, j’avais compris. Mais qui est Félix Leclerc ? ». D’emblée, ce fut plus fort que moi de lui demander son âge et s’il était québécois ou avait fait tout son parcours scolaire au Québec. Il m’a répondu par l’affirmative. Il ne connaissait pas Félix Leclerc.

J’ai eu soudain si mal.

J’ai eu mal à ma culture.

J’ai eu mal à mon histoire.

J’ai mal à ma langue française qui est mal écrite, mal parlée.

J’ai l’impression que des générations d’enfants sont gaspillées, trompées, jetées.

« Je n'ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux. »

— Albert Einstein

Tant que durera mon essoufflement, ma curiosité et mon partage perdureront.

Mais lorsqu’ils se seront éteints, j’espère que l’école aura repris son rôle premier. Que les élus auront compris que la destinée d’un peuple inculte peut être lucrative à court terme, pour eux, certes, mais si destructeur d’humanité, de culture, de peuple et de civisme à long terme.

Je vous prie donc tous, en attentant la réforme de nos écoles publiques, malgré les clivages sociaux, d’être essoufflés. Ou plutôt, assoiffés. Assoiffés de connaissance. Faisons-le pour nous tous.

« L’éducation, si elle n’a pas de prix, a un coût. Il s’agit donc de répartir les moyens, nécessairement limités, consentis par la nation pour offrir un service éducatif juste à tous les élèves. »

— Demeuse et Baye, 2008, p. 92.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.