Scène anglo 

« En santé, mais pas lucrative »

Le fantasme d’une carrière internationale passe bien souvent par Montréal pour les humoristes francophones, qui peuvent tester leur matériel en anglais dans les comedy clubs de la ville. C’est le chemin qu’ont emprunté Rachid Badouri, Gad Elmaleh et Sugar Sammy, trois têtes d’affiche du festival Just For Laughs cette année, mais aussi, plus récemment, Mike Ward, qui prépare un tout nouveau spectacle solo… en anglais.

Une première pour l’humoriste qui compte trois spectacles en français à son actif et qui ne manque pas une occasion de se produire en anglais à New York, Berlin, Londres, Dubaï, Paris, Barcelone, Dublin, Amsterdam, Port-au-Prince ou Los Angeles.

« À Montréal, les anglophones parlent plus français que jamais et vice versa. En fin de semaine dernière, j’ai fait un spectacle en Abitibi en anglais et c’était plein ! Je suis resté bête. Il y a quelques années, ça aurait été difficile ! »

— Mike Ward

L’humoriste travaille actuellement à un nouveau spectacle qui sera présenté en anglais avant de l’être en français. « On pense le lancer dans une salle comme le Gesù l’an prochain, dans le cadre du festival. Mon but est d’avoir une heure rodée pour décembre, alors je vais faire des 10 minutes dans les bars à Montréal à droite et à gauche le plus souvent possible », indique Mike Ward, qui a piloté son premier Nasty Show à Just For Laughs en 2015.

Bien qu’il ait fait ses premières armes dans la langue de Shakespeare, Mike Ward a tardé à y revenir.

« Les salles [pour les spectacles en français] étaient toujours pleines, alors qu’en anglais, tu jouais devant quatre personnes. On se faisait donner 150 $ pour 10 minutes en français, et en anglais, j’étais souvent payé en hot-dogs ! Ça n’a pas vraiment changé, sauf que les prix en français ont baissé ! », lance l’humoriste qui tente actuellement d’obtenir les permis nécessaires pour se produire aux États-Unis.

Deux solitudes

Si bien des humoristes francophones arrivent à vivre modestement de leurs numéros dans les bars montréalais, ce n’est pas souvent le cas du côté anglo.

« Ce n’est pas quelque chose d’unique à Montréal. À Toronto et même à New York, c’est très difficile de faire de l’humour en anglais », précise Tranna Wintour, qu’on a pu voir l’an dernier dans l’excellent spectacle Sainte Céline aux côtés de Thomas Leblanc et qui a depuis quitté son emploi dans un centre d’appels pour se concentrer sur sa carrière. « Ç’a été l’année la plus stressante de ma vie ! Mais ça m’a poussée à travailler plus fort, à ne pas attendre que le téléphone sonne. »

40 à 50 $ 

Cachet qu'un humoriste récolte pour un numéro de 12 à 15 minutes dans un comedy club anglophone à Montréal. Du côté francophone, la rémunération peut atteindre 100 $. 

Le marché étant plus restreint en anglais, il est indispensable de partir à Toronto, Vancouver ou aux États-Unis pour s’assurer un revenu plus substantiel.

« Quel est le véhicule pendant toute l’année pour mettre en lumière le talent anglophone ? À part trois semaines par année pendant le festival et dans les comedy clubs, c’est difficile. Tu vas donc à Toronto et tu te trouves une série télé pour avoir de la visibilité. La scène anglophone montréalaise est en santé, mais elle n’est pas lucrative », observe Bruce Hill, président de Just For Laughs.

« Aujourd’hui, il y a moyen de faire un peu d’argent ici, alors il y a plus d’artistes qui restent en ville. C’est le cas de Mike Paterson, Sugar Sammy ou Tranna Wintour. Joey Elias a pour sa part un emploi à la radio, alors il n’a pas besoin d’aller faire 28 shows par mois à l’extérieur », ajoute-t-il.

Les faire-valoir des Américains ?

Pas besoin d’aller à New York ou à Los Angeles pour voir du stand-up américain : les têtes d’affiche des deux comedy clubs montréalais, le Comedy Nest et ComedyWorks, viennent pour la plupart des États-Unis. Les meilleurs humoristes montréalais assurent alors leur première partie. Une situation qu’encouragerait indirectement Just For Laughs, de l’avis de certains humoristes montréalais.

« Just For Laughs réunit les plus grands noms américains pendant trois semaines. Mais les talents montréalais y sont peu présents. Homegrown Comics est le seul show où l’on peut voir 10 humoristes canadiens le temps d’un concours, où D.J. Mausner est la seule représentante montréalaise cette année. Le festival ne fait pas la promotion de nos spectacles et il met l’accent sur le fait que nous sommes “locaux”, ce qui est un peu insultant », a confié à La Presse un humoriste qui a souhaité garder l’anonymat.

Nombreux sont en effet les humoristes « locaux » qui disent ne pas bénéficier du type d’accompagnement que Juste pour rire peut offrir à la relève francophone.

« Par le passé, le Montreal Show de JFL était beaucoup plus important qu’il ne l’est aujourd’hui. Il est temps de le remettre dans une grande salle et de montrer à tous le talent qui existe dans cette ville. »

— David Acer, copropriétaire du Comedy Nest

Présenté jeudi dernier au MainLine, salle d’une centaine de places (dont les billets se sont envolés à 20 $ l’unité), le Montreal Show mettait en lumière cette année sept artistes anglo-montréalais. Just For Laughs a offert à ces humoristes un passeport pour son festival en guise de compensation pour leur performance.

« On paye l’animateur [Steve Patrick Adams] et on offre du temps de scène aux humoristes pour leur permettre de vivre l’expérience du festival. Les recettes de la soirée ne permettent pas de les rémunérer. Il y a tellement de spectacles qu’il est difficile de leur donner assez de visibilité. Ça coûte cher de faire rouler les salles », explique Nick Brazao, producteur à Just For Laughs, mais également directeur et programmateur de l’Off-JFL, à qui l’on a confié la tâche de choisir les 12 spectacles d’humour d’artistes montréalais présentés en anglais cette année.

Animateur de la nouvelle scène extérieure réservée de Just for Laughs où il présentera des humoristes locaux et internationaux, Mike Paterson est un vétéran de la scène anglophone montréalaise. Ils se produit aujourd’hui tant en français qu’en anglais et est un des rares artistes montréalais à être resté en ville. « S’il n’y a que très peu d’artistes locaux tête d’affiche de Just For Laughs ou dans les comedy clubs, c’est qu’ils sont tous partis travailler à Toronto ou aux États-Unis ! », lance-t-il.

Berceau de l’humour bilingue

Pur produit de la scène anglophone montréalaise, Sugar Sammy jouit désormais d’une carrière internationale, tant en français qu’en anglais.

« J’ai commencé il y a 20 ans du côté anglophone et c’était très difficile. Il y avait plus d’humoristes que de clubs et les têtes d’affiche venaient souvent de Toronto ou des États-Unis. Il y avait des soirées open mic, une porte d’entrée où j’ai passé beaucoup de temps ! », se rappelle l’humoriste, tout juste de retour d’une tournée des comedy clubs américains pour préparer notamment le Sugar Sammy’s International Gala, présenté à Just For Laughs les 27 et 28 juillet à la salle Wilfrid-Pelletier.

Devant son incapacité à se produire aussi souvent qu’il le désirait sur les scènes des deux seuls comedy clubs de la ville, l’humoriste a commencé à créer ses occasions.

« J’ai commencé à organiser des spectacles sur les campus universitaires, puis dans de petites salles. Même aujourd’hui, je me produis moi-même ! J’ai produit You’re Gonna Rire, car personne ne croyait à cette formule bilingue. » 

— Sugar Sammy

En 2004, l’humoriste a appris qu’un troisième club avait ouvert, le Comedy Zone. Il a proposé au propriétaire, Paul Ronca, d’y faire des numéros. « Il m’a mis sur la scène cinq fois par semaine, toutes les semaines ! J’avais juste besoin de ça. Je faisais même les premières parties des têtes d’affiche le week-end. En un an, je suis devenu tête d’affiche et j’ai eu mon premier Just For Laughs ! J’ai appelé les clubs à travers le Canada en leur montrant les chiffres de Montréal. Je me gérais seul et j’ai commencé à faire des tournées », explique l’humoriste.

En 2011, Sugar Sammy s’est tourné vers le français avec son spectacle bilingue You’re Gonna Rire. Il considère que ses collègues montréalais ne peuvent que bénéficier d’une telle formule, peu importe leur langue maternelle.

« Habiter ici est une chance : tu peux aller juste à l’ouest de Saint-Laurent pour voir si ta carrière aurait une chance de décoller en anglais et commencer à adapter ton matériel à ce marché », lance Sugar Sammy.

Plus de francophones bilingues à JFL

De son côté, le président de Just For Laughs, Bruce Hill, observe depuis trois ou quatre ans une augmentation de la clientèle francophone bilingue à son festival : seulement 21 % des spectateurs sont d’ailleurs des touristes. Et 57 % des Montréalais sont considérés comme bilingues, selon le recensement de 2011.

« C’est en grande partie grâce à un public plus jeune qui consomme de l’humour anglophone sur YouTube ou Netflix. Ils veulent voir ces artistes en chair et en os quand ils sont de passage en ville », explique-t-il.

Quatre fois par année, le Comedy Nest présente la soirée So You Think You’re Bilingual ? ComedyWorks lui emboîtera le pas à l’automne avec deux nouveaux rendez-vous : une soirée francophone verra le jour avec Kris Dulgar en septembre, puis une soirée bilingue tous les dimanches à partir du mois d’octobre. « On va essayer tous ensemble de pousser les humoristes montréalais. C’est une ville unique en son genre », précise le nouveau gérant de ComedyWorks (et frère de Sugar Sammy), Sid Kullar.

Lancée en décembre dernier par Kris Dulgar et Quinn McMorrow, Comedy at the Art Loft est une nouvelle scène underground bilingue.

« On accueille chaque semaine une centaine de spectateurs. On voulait donner une chance à tout le monde, en français comme en anglais. C’est un grand loft privé habité toute la semaine, mais qui est converti en comedy club les vendredis soir », explique l’humoriste et coproducteur Kris Dulgar à propos de cette soirée qui a accueilli récemment des artistes comme Sugar Sammy, Virginie Fortin ou Mike Ward.

« C’est un petit univers, car les anglophones sont une minorité. Mais il y a beaucoup de talent et de diversité. Il y a depuis peu l’émergence d’une scène indépendante dans des appartements comme le Crystal Palace, un comedy cabaret drag et queer. Les humoristes anglophones doivent se créer des occasions », conclut Tranna Wintour.

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