Affaire Duhaime

L’obsession de « régler »

J’aurais pu intituler cette chronique : y a des limites à négocier la justice.

Ces limites, on les a atteintes et dépassées dans l’affaire Pierre Duhaime. J’ai dit samedi tout le mal que je pensais de l’issue du dossier de l’ancien PDG de SNC-Lavalin. À voir le déluge de commentaires outrés des lecteurs de La Presse, je ne suis pas le seul… Je risque de décevoir les plus désespérés : non, je ne crois pas que notre justice soit incompétente, corrompue, complice des bandits à cravate, etc., comme plusieurs l’ont conclu samedi ou bien avant.

Ça ne l’empêche pas, la justice, de se mettre le doigt dans l’œil très loin derrière le bandeau de temps en temps.

Il y a un os ici, et tout un. Et l’on a de bonnes raisons de se demander si le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a tellement peur de perdre ses procès qu’il négocie un peu trop joyeusement.

Les procureurs sont-ils traumatisés par les acquittements de Zampino, Catania et autres dans le dossier Contrecoeur ? Ont-ils si peur de perdre qu’ils bazardent les dossiers trop chauds ?

On peut aussi s’interroger sur la « facilitation pénale » et le secret qui l’entoure. Les deux sujets sont liés : plus la poursuite est en position de faiblesse, plus elle se fera tordre le bras derrière des portes closes.

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La facilitation est une forme de médiation à huis clos entre la défense et la poursuite, présidée par un juge. En soi, il n’y a rien de mal à désencombrer les palais de justice. Mais « régler » des affaires n’est pas une fin en soi si le règlement est mauvais.

Dans ces séances à huis clos, les parties présentent leur point de vue et tentent d’en arriver à une solution sur les condamnations et la peine. Il reste à aller faire avaliser ça en public s’il y a règlement – 90 % des causes se règlent sans procès.

Si la médiation échoue, alors un procès peut avoir lieu devant un autre juge.

Le problème, considérable, c’est quand, comme ici, la médiation produit un résultat tout à fait surprenant et socialement révoltant.

Le public se retrouve sans explication digne de ce nom. On nous fourgue un « exposé conjoint des faits » passé à la sableuse à grain fin, on nous balance quelques généralités sur les règles de preuve et de détermination de la peine.

Pourquoi exactement est-on passé de 16 à une accusation, et des plus insignifiantes en plus ? Pas un mot. On ne cite même pas les 15 autres accusations dans le jugement final. On aurait pu juger de la chute du cours de l’action du DPCP…

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Que s’est-il donc passé, alors ? Comment se fait-il qu’en 2012 Pierre Duhaime ait été accusé de 16 crimes graves (fraude, corruption, abus de confiance, complot…) et que six ans plus tard, il s’en tire en s’avouant coupable de l’un d’entre eux seulement ?

Est-ce que l’Unité permanente anticorruption (UPAC) a mal fait son boulot ? Manquait-il de preuve ?

On sait que ce n’est pourtant pas à la légère qu’une accusation est déposée par le DPCP. Le procureur qui « autorise » le dépôt d’une accusation criminelle doit entrevoir une « perspective raisonnable de condamnation ».

Dans cette affaire, le numéro deux de SNC-Lavalin a reconnu avoir versé 22,5 millions à deux administrateurs du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), pour faciliter l’obtention du contrat de construction. Le PDG du CUSM, Arthur Porter, est mort, mais sa femme a admis sa complicité et été condamnée à 33 mois d’emprisonnement. Le numéro deux de l’hôpital, Yanaï Elbaz, a reconnu avoir touché 10 millions et a écopé une peine de 39 mois. Le numéro deux de SNC-Lavalin, Riad Ben Aïssa, en a pris pour 51 mois.

J’en déduis que l’UPAC avait de la preuve solide dans cette affaire.

Mais contre Duhaime ? Duhaime était le personnage le plus connu, à part Porter évidemment. Il n’y avait eu aucun procès jusqu’à maintenant : tous les autres avaient plaidé « coupable ». Il semblait bien coincé, donc… 

Que s’est-il passé pendant les six années séparant son arrestation de la fin mollassonne de l’affaire ?

On me dira : il s’est battu justement parce que la preuve contre lui était moins forte, voire inexistante. Ce n’était manifestement pas l’opinion du DPCP il y a quelques mois à peine, sans quoi les accusations superflues auraient été retirées, c’est du moins son obligation.

Il semble qu’un témoin ait flanché, ou qu’on a découvert une faille dans son témoignage. Je dis « il semble » parce que personne n’a dit qui a fait quoi…

Mais tout aurait déraillé pour ça ?

Il reste que Duhaime a contourné les règles pour autoriser les paiements ayant servi aux pots-de-vin, paiements qui avaient été refusés à l’interne. On veut nous faire croire maintenant qu’il s’agit d’un simple aveuglement volontaire. Comme si on signait des chèques de 22 ou 52 millions par étourderie, sans savoir pour quoi. Quand on sait qu’en plus, Duhaime avait parlé illégalement à Elbaz (c’était interdit pendant la période de l’appel d’offres), c’est difficile à avaler.

Mais bon, il arrive qu’une cause s’effondre parce qu’un témoin s’écrase ou disparaît ou a menti. Le hic ici, c’est que cette médiation s’est faite à huis clos, et qu’on est pris avec un résultat… sans explication.

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Ce n’est pas tout. Cet exposé conjoint des faits, dont chaque virgule a été négociée, est une vérité édulcorée, trafiquée, impossible à vérifier.

Comment demander au public d’avoir confiance, si les faits ne sont jamais exposés ? Ou, pire, s’ils sont embellis ?

Tout se passe comme si l’important était de « régler » les dossiers coûte que coûte. Qu’on puisse dire : ils ont tous plaidé coupable ! Au suivant !

Il y a des cas où une entente va contre l’intérêt public. C’en est un. Tant qu’on n’aura pas accès à la preuve, on ne me fera pas croire le contraire.

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L’exposé commun ne dit pas qu’il manquait de preuve pour condamner Duhaime, il dit qu’il ne savait pas pour les pots-de-vin. On ajoute que Duhaime n’a « pas bénéficié » des paiements de corruption. Bien sûr, il n’a pas touché à ces versements ; mais que croyez-vous qu’il arrive quand une entreprise décroche un contrat de 1,3 milliard ? Le président est célébré, bonifié, arrosé en toute légalité.

Alors, oui, il en a bénéficié, il en a sacrément bénéficié de ces paiements.

Oh, aussi, j’ai une question : si Duhaime n’avait pas versé ces 200 000 $ aux victimes d’actes criminels (ce n’est pas une amende, mais un versement, nuance !), aurait-il écopé une peine plus lourde ? Sa peine de prison aurait-elle été… en prison, au lieu de 20 mois « à domicile » ?

Êtes-vous en train de me dire qu’il s’est acheté une sortie de prison pour une fraction de son salaire annuel de l’époque ?

Plus grave que la peine : après avoir accusé aussi fort en public avec toute la cavalerie, la poursuite a l’obligation morale d’exposer en détail au public les raisons de cette retraite gênante. Et la Cour devrait être là pour veiller à la transparence. Pas seulement au « règlement » des dossiers.

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