Opinion : Technologie
Le monde est « poké » !
Collaboration spéciale, enseignant de philosophie au cégep Gérald-Godin
Vous vous souvenez du « cocothon » de Laval de 2012 alors que 10 000 personnes, des enfants accompagnés de leurs parents, s’étaient précipitées pour chercher, découvrir et parfois cueillir, dans le chaos le plus total, les œufs de Pâques que les organisateurs, complètement dépassés par leur propre événement, avaient dissimulés çà et là ?
Le phénomène
dont parlent tant les médias depuis quelques jours me fait drôlement penser à cet événement tristement célèbre. Toutefois, si les œufs de Pâques que les enfants cherchaient et parfois trouvaient étaient bien réels, les figurines que les joueurs de pourchassent avec leur téléphone « intelligent », elles, sont virtuelles, pour ne pas dire irréelles.Mais ce que je trouve encore plus curieux dans ce nouvel engouement, c’est de constater que cette activité ludique est pratiquée non pas par des enfants, comme c’était le cas lors du cocothon, mais bien par des adultes. Comment un être correctement constitué, équilibré et surtout mature peut-il marcher pendant des heures, le regard braqué sur l’écran de son téléphone, dans le but de dénicher d’une manière quasi compulsive des petites figurines enfantines virtuelles et imaginaires aux couleurs bonbon ?
Cela me dépasse, me renverse et surtout m’en dit long sur la capacité des nouvelles technologies, lorsqu’elles sont utilisées à des fins ludiques, à abrutir le genre humain.
Pas un adulte – ou presque – n’irait perdre son temps à rechercher des figurines en plastique ou en chocolat dissimulées à divers endroits de la ville. Toutefois, associez à cette activité un téléphone intelligent, un GPS et des autres applications numériques et là, tout à coup, sous le couvert du progrès et de la nouveauté, ils seront légion à débrancher leur cerveau et à retomber en enfance.
Les yeux rivés sur leur écran, attirés par leurs lubies, ils seront des milliers à déambuler comme des zombies dans un monde à moitié virtuel.
« Nous façonnons nos outils et, ensuite, ce sont eux qui nous façonnent », disait John Culkin. Mais j’irais encore plus loin : ces outils, en plus de façonner l’être humain, vont parfois jusqu’à le dominer totalement pour faire de celui-ci un outil vivant, un homme-objet, en somme une « chose » au service de cette technologie.
Et ce qui est encore plus curieux, c’est que cet asservissement semble se faire avec le plein consentement de cet homme-objet en devenir ! L’être humain invente des outils technologiques et ensuite, fasciné, obnubilé, hypnotisé par ses propres créations, en vient jusqu’à perdre son libre arbitre et sa capacité de distance critique face à ceux-ci.
Ce que je dis ici à propos de
pourrait également s’appliquer au merveilleux monde de la technopédagogie où, sous prétexte d’offrir à leurs élèves ce qu’il y a de mieux pour leur éducation, de grands adultes s’amusent à les plonger dans une mer de gadgets numériques, à les « distraire à en mourir » et à s’étourdir eux-mêmes, sans avoir auparavant la certitude que ces technologies sont efficaces et bénéfiques pour le développement intellectuel de leurs élèves. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux seront contents d’apprendre que d’éminents « chercheurs » ont déjà trouvé, comme il fallait s’y attendre, une foule de vertus pédagogiques à . Sur le site internet Teaching Ideas, on peut trouver un article fort scientifique – j’ironise évidemment – ayant pour titre « Ways to use in the classroom ». Qu’est-ce qu’on va s’amuser en septembre…« Le danger de voir le créateur se perdre dans son œuvre, le constructeur s’aliéner dans sa construction, est aujourd’hui la tentation métaphysique de l’homme », nous disait Jürgen Habermas en 1973 dans
. Aujourd’hui, en 2016, à regarder le comportement infantile de plusieurs lorsqu’ils sont entourés ou envahis par différents bidules numériques qui leur promettent d’augmenter leur trop triste réalité, il faut admettre qu’ils sont nombreux à avoir déjà succombé à cette tentation.