Élections en Turquie  Décryptage

Muharrem Ince, l’homme qui fait trembler Erdoğan

Usé par le pouvoir, plombé par une dérive autoritaire et un début de ralentissement économique, le président turc fait face pour la première fois à un rival aussi coriace que lui. L’ère Erdoğan tire-t-elle à sa fin ?

La vidéo amateur s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux turcs. On y voit le président Recep Tayyip Erdoğan en réunion de travail, faisant le point sur la campagne électorale en vue de la présidentielle du 24 juin.

« C’est loin d’être fait, nous n’avons pas la victoire en main, ce sera difficile », y reconnaît-il, en s’adressant à ses collaborateurs.

Une admission étonnante de la part d’un homme qui dirige la Turquie d’une main de fer depuis 16 ans, d’abord comme premier ministre, puis comme président. Et qui est associé à la fois à une dérive autoritaire et à une ère de croissance économique.

Mais pour la première fois, le leader islamiste fait face à un adversaire au moins tout aussi coriace que lui : Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP), une formation social-démocrate et laïque qui constitue la principale force d’opposition en Turquie.

Muharrem Ince, c’est la grande surprise de ce scrutin qui, il y a quelques mois, paraissait acquis à Recep Tayyip Erdoğan.

C’était sans compter avec l’ancien professeur de sciences dans la jeune cinquantaine qui a décroché l’investiture présidentielle du Parti républicain au début du mois de mai.

Dans ses assemblées, Muharrem Ince cite des poètes turcs et n’hésite pas à exécuter quelques danses traditionnelles. Surtout, c’est un tribun redoutable qui multiplie les attaques cinglantes contre le président.

Celui-ci propose d’ouvrir des cafés où les jeunes pourront manger des gâteaux gratuitement ? « Il promet des gâteaux, moi, je promets des emplois », clame Muharrem Ince avant d’accuser le chef d’État de se comporter en pâtissier.

Quand Erdoğan le traite de « pauvre type », il rétorque : « Je préfère être pauvre que corrompu. »

« Mon rival boit du thé blanc, moi, je bois le même thé noir que vous tous », lance-t-il à ses électeurs potentiels.

Imbattable ?

Débordant d’énergie, Muharrem Ince électrise les foules d’une manière qui fait paraître Recep Tayyip Erdoğan terne et fatigué. Il se fait photographier en bicyclette, ou sur un tracteur, pour se montrer proche du peuple.

Résultat : il a réussi à casser le tabou voulant que le chef de l’État turc soit imbattable.

Muharrem Ince est un peu une réplique d’Erdoğan, version laïque. « Il est rapide, macho, sûr de lui, il a du flair, il aime les joutes politiques et il parle la langue du peuple ; enfin, Erdoğan a un adversaire à sa taille », dit Asli Aydintasbas, chercheuse au Conseil européen sur les relations internationales.

Moins de deux mois après être apparu sur le radar politique turc, Muharrem Ince s’impose comme le deuxième politicien de Turquie pour la popularité, avec un taux de soutien d’environ 30 %. L’appui à Erdoğan, lui, se situe autour de 46 %. Le président a une nette avance. Mais pas la majorité absolue.

« Depuis quelques jours, on observe au sein du corps électoral une vague de fond qui pourrait renverser Erdoğan », écrit l’écrivain turc Nedim Gursel dans Libération.

« Il est une lueur d’espoir pour le pays. »

Le déclin d’Erdoğan

Le vote de demain est crucial pour le chef de l’État turc. En cas de victoire, il pourra mettre en place les réformes approuvées par référendum l’automne dernier, et qui concentreront énormément de pouvoir entre ses mains.

Mais Recep Tayyip Erdoğan a perdu beaucoup de plumes au cours de la dernière année. Avec une inflation dans les deux chiffres, avec la livre turque en chute libre, avec les arrestations massives de fonctionnaires, militants et journalistes, le régime Erdoğan est plus contesté qu’il ne l’a jamais été.

« [Erdoğan] a toujours une base solide, mais beaucoup d’électeurs le trouvent trop polarisant, trop confrontant. »

— Sinan Ulge, chercheur à la fondation Carnegie en Europe

« Après 16 ans de pouvoir, Erdoğan ne peut plus rien tenir pour acquis, et ses opposants sont plus unis que jamais, souligne Asli Aydintasbas. Les gens qui imaginent qu’il peut être élu en un claquement de doigts ont tort. »

Et c’est d’autant plus vrai que, malgré la dérive autoritaire des dernières années, la mainmise d’Erdoğan sur la société n’est pas complète. La Turquie d’Erdoğan n’est pas la Russie de Poutine, assure Asli Aydintasbas.

« La société civile est très dynamique, malgré la pression, et la politique turque réserve plus de surprises que la politique russe. »

Le raïs turc pourrait-il carrément perdre le pouvoir, demain ? Ce scénario reste hautement improbable, estiment les analystes. Même s’il « vit en reclus, coupé des gens, entouré d’un réseau d’espions », Erdoğan reste « un animal politique habile, un populiste qui caresse les gens dans le sens du poil et qui promet des projets pharaoniques », note l’analyste Laurent Leylekian, joint au téléphone à Paris. Un de ces projets propose d’ouvrir un canal entre la mer Noire et la mer de Marmara.

Arrivé au pouvoir en pleine crise économique, Erdoğan a « construit des routes, transformé le système de santé, changé le visage de la Turquie », rappelle Vahid Yucesoy, spécialiste de ce pays au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

« Quand vous parlez avec les électeurs, ils ne sont pas contents de voir des journalistes en prison, mais ils sont contents de leurs hôpitaux et de leurs services sociaux », renchérit Asli Aydintasbas.

Fin de règne ?

Dans ce contexte en demi-teintes, tout peut arriver. Si on se fie aux sondages, le parti d’Erdoğan risque de se retrouver en minorité à l’issue des élections législatives qui se tiennent également demain. Sa victoire au premier tour de la présidentielle n’est pas acquise, et si les partis de l’opposition s’allient derrière Muharrem Ince au deuxième tour, la victoire du candidat de l’opposition n’est pas exclue – bien qu’elle reste improbable.

« Mathématiquement, Erdoğan pourrait perdre, mais politiquement, ça reste peu vraisemblable », résume Asli Aydintasbas.

Dans tous les cas de figure, ce n’est peut-être pas la fin de l’ère Erdoğan. Mais c’est peut-être le début de la fin.

Les principaux candidats à la présidentielle turque

Recep Tayyip Erdoğan

64 ans

Cofondateur du Parti de la justice et du développement, une formation islamiste qui a présidé à une libéralisation de l’économie turque.

Premier ministre de 2003 à 2014

Président depuis août 2014

Sous son règne, en dix ans, le revenu par habitant a été multiplié par deux. Mais Erdoğan a aussi poussé son pays dans une dérive autoritaire.

Muharrem Ince

54 ans

Candidat du Parti républicain du peuple (CHP), fondé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.

Social-démocrate et laïque, Muharrem Ince prend soin de se présenter comme un croyant qui va prier à la mosquée. Il prône l’inclusion et la tolérance, et se montre ouvert à la minorité kurde qui représente 19 % de l’électorat.

Meral Aksener

61 ans

Seule femme candidate à la présidentielle, elle dirige le Bon Parti, une formation ultranationaliste.

Cette ancienne professeure d’histoire, et ancienne ministre de l’Intérieur, porte un drapeau turc tracé au henné sur la main.

Elle prône le rétablissement des droits démocratiques.

Temel Karamollaoğlu

76 ans

Dirige le Parti de la félicité, conservateur et islamiste.

Selahattin Demirtas

45 ans

Copréside le Parti démocratique des peuples (HDP, défenseur des Kurdes).

Député de ce parti depuis 2007, il est incarcéré depuis novembre 2016 et fait campagne depuis la prison.

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