Éducation à la maison

« J’ai retrouvé mon enfant d’avant »

Matteo a une belle tête bouclée et de grands yeux doux. Il aime nager. Peint des toiles débordantes de couleurs. Et s’amuse à improviser en chansons sur YouTube.

L’hiver dernier, le petit garçon de 9 ans voulait pourtant mourir. « Tous les dimanches soir, il pleurait, raconte sa mère, Marie-Jo Demers. Il me disait : “Tu sais, je fais des choses dangereuses pour essayer de me tuer. J’ai l’impression de courir tout le temps. J’haïs ma vie…” »

Matteo est dyslexique, dysorthographique et probablement dyscalculique. L’orthophoniste qui l’a évalué a écrit : « atteinte sévère ». En classe, le petit Lavallois peinait à suivre. Le soir, il travaillait tellement fort pour tout rattraper qu’il s’est épuisé mentalement – comme un adulte en épuisement professionnel.

« Pourtant, l’école ne me croyait pas du tout. Elle poussait pour que je lui donne des médicaments pour TDAH. Elle proposait qu’il se rattrape à l’heure du dîner et pendant les récréations, alors il n’avait jamais de repos. »

« Puisque son handicap est invisible, il faudrait qu’il coule pour avoir de l’aide. »

— Marie-Jo Demers, mère de Matteo

En février, l’hôpital Sainte-Justine a encouragé Marie-Jo Demers à garder Matteo au repos quelques semaines. En mars, le garçon n’allait pas mieux. L’ancienne gestionnaire de projets a donc opté pour une solution radicale, mais de moins en moins marginale : retirer son fils de l’école pour lui enseigner à la maison.

« Au début, plus rien ne rentrait, se souvient-elle. Mais après trois semaines, j’ai retrouvé mon enfant d’avant. Il a pris beaucoup d’avance. Il s’intéresse même à la philosophie ! C’est fou, la différence. »

« Certains États américains obligent les écoles à dépister la dyslexie dès la maternelle, et la France a un plan clair. Mais ici, personne ne s’y connaît. Un élève doit attendre la 4e année pour obtenir de l’aide », dénonce-t-elle.

DES DIZAINES DE CAS

Au Québec, le cas de Matteo est loin d’être unique. Une centaine de parents échangent déjà des conseils pédagogiques au sein du groupe Facebook « Différents et éduqués à domicile ».

Et la disparition prochaine de 250 professionnels dans les écoles (orthophonistes, orthopédagogues, etc.) fera apparemment basculer d’autres familles dans leur camp. Dernièrement, les parents d’enfants ayant «  un retard scolaire ou un diagnostic » sont devenus plus nombreux que les autres à s’informer de la marche à suivre auprès de l’Association québécoise pour l’éducation, indique sa secrétaire, Marie-Ève Provost.

« Certains ont fait le saut en mai, précise-t-elle. Quand l’enfant vit des situations très difficiles, ils n’ont pas envie d’attendre la fin de l’année. Ce n’est pas nouveau, le manque de services, mais s’il s’accentue, ça risque d’augmenter la détresse des enfants. »

Ce printemps, une ingénieure a même décidé de confier sa fille de 7 ans – TDAH avec des symptômes de dyslexie – à ses parents le jour, et de lui enseigner en rentrant du travail le soir. « C’est une très grosse charge ; il faut faire beaucoup de recherches pour bâtir un programme. Mais la situation de ma fille se dégradait et rien n’était disponible à l’école », explique cette mère, qui nous a demandé de taire son nom par crainte de représailles.

DES PARENTS ENDETTÉS

En 2004, la professeure Christine Brabant a voulu savoir ce qui motivait les adeptes de l’école à la maison. Bon nombre d’entre eux ont alors répondu que l’enseignement individuel ou en petit groupe favorise l’apprentissage. Quelques autres ont affirmé que leur enfant a des besoins précis. « Certains s’étaient fait dire par l’école : “Vous pouvez faire mieux que nous” », rapporte la chercheuse, qui enseigne à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal.

« À l’époque, les difficultés des enfants ne figuraient pas parmi les motifs les plus courants. Ça prendrait une nouvelle recherche pour savoir si ça a augmenté depuis l’austérité. »

— Christine Brabant

Les troubles – et leurs ravages – augmentent pour leur part assurément. Au Québec, un élève sur cinq est désormais considéré comme en difficulté (143 000) ou handicapé (37 000). « Une très grande partie des mères doivent quitter leur emploi, parce que l’école les appelle sans arrêt et que leur enfant a trop de rendez-vous. Leur vie, c’est défoncer les portes », explique Geneviève Lapointe, fondatrice du groupe de pression « Plus de services pour nos enfants différents », qui compte 700 membres.

Cette mère de Lévis s’est endettée de 10 000 $ pour obtenir des services au privé – comme l’ont fait des centaines d’autres, dont certains aujourd’hui en faillite. « Des parents qui dépensent beaucoup d’argent au privé, c’est très fréquent, confirme la présidente de la Fédération des professionnels de l’éducation du Québec, Johanne Pomerleau. Malheureusement, l’arrimage entre ces deux mondes parallèles est difficile. Parfois, les recommandations qui viennent de l’extérieur ne sont pas réalisables dans le milieu scolaire. »

Le personnel voudrait faire plus, dit-elle, mais les besoins ont augmenté bien plus vite que les ressources. « Une psychologue travaille maintenant dans huit écoles différentes ; des orthophonistes en font six ou sept. Si on pouvait intervenir plus vite, on éviterait des problèmes. Mais il faut malheureusement attendre qu’il y ait un retard. »

MAQUILLAGE

À la place, les autorités maquillent les problèmes, dénoncent les syndicats. Au début du mois, la Commission scolaire de Laval a annoncé la disparition d’une quinzaine de classes spécialisées. Parce que les élèves réussissent, a assuré la direction. Un bluff pour économiser, a rétorqué le personnel scolaire.

« Les recommandations des enseignants ne sont pas suivies, renchérit le porte-parole de l’Alliance des professeurs de Montréal, Yves Parenteau. Ils se font dire : “T’es pessimiste, l’élève a évolué.” Avant, c’était les cas légers à moyens qui subissaient ça. Maintenant, c’est soudain la réussite, même pour les cas sévères. »

« C’est tout le principe de l’égalité des chances qui est bafoué, dénonce-t-il. Pourtant, ces enfants sont souvent très doués. Le dessinateur de Caillou est un dysphasique. Si on les aide, ces enfants-là, on aura peut-être le prochain Beethoven ou le prochain P.K. Subban. »

LE POUVOIR DE L’ENTRAIDE

Quand les parents retirent leur enfant de l’école, la commission scolaire reçoit tout de même une subvention de 850 $ du gouvernement – qui économise pour sa part des milliers de dollars en salaires. Les parents, eux, ne reçoivent rien, peu importe leurs raisons, souligne Christine Brabant.

Pour compenser, ils forment des dizaines de groupes de soutien, organisent des sorties, échangent du matériel, etc. « Tout le monde s’entraide dans cette communauté », constate Marie-Jo Demers.

Malgré tout, dit-elle, Matteo s’ennuyait de ses amis. Il est donc retourné deux fois en classe ce printemps. « La première, il a dû rester là à regarder les mouches voler parce que l’enseignante n’avait pas été avisée de lui préparer une feuille d’exercices. La deuxième, on ne m’avait pas prévenue qu’il y aurait une évaluation ce jour-là… »

« Matteo est revenu les yeux pleins d’eau, dit-elle. La semaine dernière, il a vérifié si j’avais les numéros de téléphone de ses amis. Et après, il m’a dit : “OK alors, l’école c’est fini. Je n’y retourne pas à la rentrée.” »

ÉDUCATION

Comment ça fonctionne ?

1. La loi exige que le parent avise sa commission scolaire, pour que son enfant soit dispensé de fréquenter l’école.

2. Le parent doit bâtir son propre programme d’enseignement (en utilisant, par exemple, les ressources offertes sur l’internet ou celles des groupes de soutien). Dans d’autres provinces ou en France, le programme des écoles ordinaires peut être suivi à distance. Au Québec, cette option s’offre seulement aux élèves de 16 ans et plus.

3. À la fin de l’année, le parent doit soumettre le portfolio de son enfant. Ce n’est pas la performance de l’enfant qui est alors évaluée, mais plutôt le programme et la capacité d’enseigner des parents.

4. Environ les deux tiers des parents qui font l’école à la maison n’avisent pas la commission scolaire, ce qui pourrait leur causer des problèmes avec la Protection de la jeunesse.

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