Chronique

L’après

En 2014, dans la foulée du mot-clic #AgressionNonDenoncée, de nombreuses femmes ont avoué avoir été agressées ou violées. Dont moi.

Je ne regrette pas cette chronique qui s’intitulait « La honte », mais je ne l’ai jamais assumée. L’après-dénonciation n’est pas facile à vivre. J’avais peur d’être aspirée par le cirque médiatique, peur de devenir une bête de scène et de vivre avec l’étiquette « violée » pour le restant de mes jours. La honte était toujours présente, même si le viol s’était déroulé au milieu des années 70.

Jeudi, j’ai écouté le témoignage de la comédienne Patricia Tulasne, qui affirme avoir été agressée par Gilbert Rozon. Elle a dit quelque chose de très juste qui m’a chamboulée. « Je ressentais la honte que lui aurait dû ressentir. C’est ça qui est épouvantable. »

La honte que le temps n’efface pas. Elle s’estompe, bien sûr, mais elle reste là, comme un cancer. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en ai aucune idée. Je suis incapable de décortiquer la mécanique de la honte. Par contre, je sais qu’elle a la vie dure, qu’elle est entêtée et qu’elle ne vient pas seule. La culpabilité aussi est omniprésente. C’est fou, je le sais. Pourquoi une femme agressée se sent-elle coupable ? Coupable de quoi ? De ne pas avoir dit non clairement ? De s’habiller sexy ? Là aussi, j’ignore comment tout cela fonctionne, mais croyez-moi, ça vous empoisonne la vie.

Quand une femme dévoile son agression, elle doit apprendre à vivre avec les conséquences. Son image change, le regard des autres aussi. De forte, elle devient vulnérable.

Elle doit gérer l’après : trouver du soutien psychologique, déposer une plainte à la police, essayer d’obtenir justice, retourner travailler dans le milieu où son agresseur a sévi…

Après la publication de ma chronique, j’ai été inondée de demandes d’entrevue. Je les ai toutes refusées. Je n’ai même pas répondu à mon téléphone et je n’ai plus jamais écrit là-dessus. Rien, silence radio. J’avais tout dit dans ma chronique. J’avais « fait ma part », je ne voulais plus en entendre parler.

J’ai reçu plus de 1000 courriels. J’en ai lu 50, peut-être 60, je ne m’en souviens plus. J’étais incapable de lire toute cette douleur, ces aveux, ces appels au secours de femmes prisonnières de leur silence honteux.

J’ai gardé les courriels. Peut-être aurai-je le courage de les lire un jour.

Quelques semaines après la publication de ma chronique, j’ai commencé à faire de la pensée magique. Les gens avaient oublié ma chronique, mon viol, ma honte, me disais-je. Je pouvais de nouveau vivre normalement sans une étiquette collée sur le front. Certains lecteurs m’en glissaient parfois un mot, gentiment, sobrement, en chuchotant presque.

Je ne m’en offusquais pas. Tout cela restait dans la sphère de ma vie privée. Aux yeux du monde, je n’étais plus Michèle-Ouimet-la-femme-violée, mais de nouveau Michèle-Ouimet-la-journaliste.

Quand j’ai vu le déferlement provoqué par le mot-clic #MoiAussi, j’ai retenu mon souffle. Puis la vague, pour ne pas dire l’ouragan social, pour reprendre l’expression de la ministre Hélène David, a frappé le Québec.

D’abord les inconduites sexuelles d’Éric Salvail dévoilées à la suite d’un patient travail d’enquête de mes collègues Katia Gagnon et Stéphanie Vallet, puis les allégations de nature sexuelle de neuf femmes contre Gilbert Rozon révélées par Le Devoir et le 98,5, sans oublier les autres, un animateur radio de Québec, Gilles Parent, l’éditeur Michel Brûlé…

Éric Salvail a dit qu’il était tombé de haut quand ses inconduites sexuelles ont été étalées dans La Presse. De quelle hauteur ses victimes sont-elles tombées ? S’est-il posé la question ?

***

C’est Sue Montgomery, ex-journaliste à la Montreal Gazette et candidate à la mairie de l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, qui a créé le premier mot-clic qui a ébranlé le monde, #AgressionNonDénoncée. Je lui ai parlé mercredi, alors qu’un vent de dénonciation soufflait sur le Québec. Je voulais savoir comment elle avait vécu l’après. « Bien, très bien », m’a-t-elle répondu.

Sue Montgomery a créé son mot-clic #BeenRapedNeverReported (traduit par #AgressionNonDénoncée) en 30 secondes avec la complicité d’une amie Facebook, la reporter du Toronto Star Antonia Zerbisias. C’était à la suite des accusations d’agression sexuelle contre l’animateur vedette Jian Ghomeshi.

« J’avais dit à Antonia, imagine si on pouvait faire la liste de toutes les femmes qui ont été agressées », m’a raconté Sue Montgomery.

C’est là que le mot clic a été créé, puis envoyé sur Twitter comme une bouteille à la mer. Le résultat a été renversant : 10 millions de clics en 48 heures provenant des quatre coins du monde : du Québec au Pakistan, en passant par l’Inde et le Kenya.

Un émouvant tremblement de terre où les femmes agressées ont levé la main et dit : moi.

Sue Montgomery a révélé qu’elle avait été agressée sexuellement par son grand-père de l’âge de 3 à 9 ans. Elle a été submergée de courriels de femmes qui criaient à l’aide.

« Je me sentais responsable de ces femmes, mais je ne suis pas thérapeute, encore moins spécialiste des agressions sexuelles, m’a-t-elle dit. Je leur disais d’aller chercher de l’aide, mais les services étaient débordés. Je me sentais coupable de les laisser tomber. »

Sue Montgomery n’a jamais regretté sa sortie publique. Au contraire, elle l’assume totalement.

***

Je suis de celles qui n’assument pas. Je garde encore ce secret, je n’en parle pas, je fais comme s’il n’existait plus, comme si internet en avait effacé toutes les traces.

Mardi matin, j’ai donné une entrevue à Paul Arcand sur un tout autre sujet, la vieillesse. Les neuf premières minutes se sont bien déroulées, puis il m’a dit : « Après l’affaire Ghomeshi, vous faites partie de ces femmes qui ont parlé publiquement d’agressions sexuelles qu’elles avaient subies et qu’elles avaient dénoncées à l’époque […]. Après votre sortie publique, est-ce que vous trouvez que ç’a été profitable, que ça a changé quelque chose, ou si c’était comme un coup d’éclat et on est passés rapidement à autre chose ? »

Il m’a balancé mon viol en plein visage, comme ça, sans m’avertir, sans se soucier de l’extrême sensibilité du sujet, comme si on échangeait des recettes de tarte aux pommes.

J’ai poussé un long soupir. Je lui aurais volontiers arraché la tête, mais comme ma mère m’a bien élevée, j’ai répondu poliment après avoir poussé un long soupir. Par contre, je ne me suis pas gênée pour lui dire que je détestais parler de ce sujet.

Après l’entrevue, sa recherchiste m’a dit qu’il avait l’intention de me poser des questions sur mon agression. Ce n’était pas une impulsion dictée par l’actualité. Si je l’avais su, j’aurais été prête et je lui aurais répondu : non. Un non ferme.

Le respect, c’est aussi ne pas forcer une femme à parler de son viol.

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