Déprise agricole

L’homme qui plantait des arbres

Impatients d’enfin voir le rocher Percé se profiler à l’horizon, les visiteurs qui arrivent de la baie des Chaleurs ne réalisent pas, en filant vers l’est sur la route 132, qu’ils se trouvent au cœur d’une des initiatives les plus originales au Québec en matière de paysages.

C’est là, au Cap d’Espoir et à L’Anse-à-Beaufils, dans les derniers kilomètres avant la côte Surprise et sa vue imprenable sur le Rocher, que se déploie le Laboratoire rural Agroforesterie et paysage. Un nom compliqué pour un projet qui, au fond, ne l’est pas : empêcher que des terres agricoles partent en friche, tout en préservant, voire en embellissant, les paysages dans un secteur qui dépend beaucoup du tourisme.

Au téléphone, Bertrand Anel est intarissable. Il faut dire que ce Français d’origine, agronome de formation, porte ce projet à bout de bras depuis près d’une décennie. « C’est une question de valeurs, dit-il. Pour beaucoup de gens, moi compris, un beau champ bien entretenu donne l’impression que le territoire est vivant et dynamique. Quand c’est en friche, ça donne l’impression que ç’a été entretenu et que ça ne l’est plus. Ça laisse une signature d’abandon dans le paysage. »

Le projet consiste à pratiquer l’agrosylviculture sur des terres inutilisées par leurs propriétaires, et souvent envahies par une végétation hétéroclite. On plante des rangées de feuillus à haute valeur ajoutée comme le chêne, l’érable ou le tilleul, entre lesquelles on laisse suffisamment d’espace (jusqu’à 25 mètres) pour faire pousser du foin qui sert à alimenter les vaches et les veaux des élevages des environs.

Les arbres plantés depuis le début du projet, en 2006, ne sont évidemment pas encore très hauts. Il faut faire un effort pour imaginer de quoi auront l’air les lieux quand les pousses actuelles (environ 80 par hectare) atteindront leur maturité et pourront être récoltées. Mais les perspectives ouvertes et bien ordonnées qu’offrent ces champs représentent un net progrès par rapport aux terres envahies par les aulnes et les ronces qui pullulent encore dans le secteur.

« La beauté, c’est toujours subjectif, dit Marc Tétreault, président de l’Union des producteurs agricoles-Gaspésie. Mais comme agronome de formation, je n’aime pas voir des terres à l’abandon. La période qui s’écoule avant que la nature ne s’établisse complètement, ce n’est pas toujours agréable. »

TRAVAIL « EXTRAORDINAIRE »

La Gaspésie compte environ 2000 hectares de terres en friche, selon l’UPA. C’est l’équivalent d’un peu moins de 10 % du total des terres présentement exploitées dans la région (25 000 hectares). Certains agriculteurs habitent toujours leur ferme, mais ils ont cessé de l’exploiter, faute de relève ou de rentabilité. D’autres propriétés ont été achetées par des non-agriculteurs plus intéressés par la vue sur la mer que par la production laitière et l’élevage de bovins et de moutons, principales activités agricoles de la péninsule.

La solution traditionnelle pour ces terres était d’y planter des épinettes, souvent avec l’aide financière de l’agence forestière régionale. « C’est intéressant sur le plan économique, comme il est intéressant, d’un point de vue paysager, de voir qu’il se passe quelque chose, commente Bertrand Anel. Mais ça a aussi un côté catastrophique, avec des paysages partout pareils, de blocs de résineux qui forment un mur opaque. Ce n’est pas une solution qui permet de préserver à la fois l’activité économique et un paysage attractif. »

L’approche de Bertrand Anel et de son équipe permet aussi d’éviter ce que le professeur Gérald Domon, directeur scientifique associé à la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, appelle la « muséification de l’agriculture ». On ne fait pas que faucher le foin pour « garder ça propre » : on combine l’agriculture et une foresterie plus pointue, avec des effets bénéfiques pour le paysage.

Le travail fait dans le coin de Percé est « extraordinaire », selon le professeur Domon. « Ils comprennent bien que si on veut maintenir le paysage, il faut maintenir les fonctions qui le façonnent, dit-il. L’appréciation d’un paysage, ce n’est pas juste ce qu’on voit, mais ce qu’on en comprend. Quand vous savez que c’est maintenu artificiellement pour faire du tourisme, vous n’aurez pas la même appréciation que si vous savez que quelqu’un travaille la terre parce qu’il y croit. »

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