Parmi les premiers à faire du féminisme un outil de marketing, il y a eu Dove, qui a lancé dès 2006 diverses campagnes tentant de déconstruire les diktats de ce que le monde de la publicité et celui de la mode ont eux-mêmes grandement participé à mettre en place. Ces idées voulant que la femme doive tenter à tout prix d’atteindre « la perfection » – à l’aide de différents produits de beauté, shampoing ou céréales (!) – ont de plus en plus été remplacées par la promotion de l’acceptation de soi. Nike a joué le jeu, Kellogg’s s’est jointe à la partie, puis Covergirl, Always et d’autres ont emboîté le pas.
« Le féminisme est devenu un argument marketing puissant, souligne Héloïse Michaud, doctorante et chercheuse en science politique et études féministes. [Le phénomène] va de pair avec l’expansion du capitalisme et le tournant néolibéral qui s’est opéré dans les années 80. »
Ces dernières années, des maisons de haute couture ont également tenté le coup : Prada a lancé en 2014 sa « collection féministe », qui a décroché le premier prix Design de l’année dans la catégorie mode, décerné par le Musée du design de Londres. Tout récemment, c’est Dior, mené pour la première fois par une femme – la designer Maria Grazia Chiuri – qui a fait l’éloge du mouvement au moyen d’un t-shirt, sur lequel il est imprimé « We Should All Be Feminists » (Nous devrions tous être féministes), en référence à l’essai de l’auteure féministe nigériane Chimamanda Ngozie Adichie. Le chandail blanc de coton se vend à 550 euros (environ 885 $). Très vite, Natalie Portman, Rihanna et Jennifer Lawrence ont été vues en train de le porter.
« Il est difficile d’évaluer si c’est une initiative opportuniste, observe Luca Marchetti, professeur et chercheur à l’École supérieure de mode de l’UQAM, ainsi que consultant auprès de plusieurs enseignes de luxe. Pour la marque, c’est d’abord une manière d’affirmer qu’ils sont au courant et en connaissance de ce phénomène social. »
« Il y a contradiction dans le fait de faire appel à un phénomène culturel de démocratisation au moyen d’un produit sectaire et élitiste. »
— Luca Marchetti
Sur le marché populaire
Des boutiques comme H&M, Forever 21 et Zara ont elles aussi sorti leur lot de « produits dérivés » du féminisme, plus abordables et très populaires. Dans ce cas, « sincère ou pas, il en vient à la volonté de manifester qu’ils [les consommateurs] sont au courant, qu’ils sont pour », explique Luca Marchetti. « Nous sommes dans une phase de surenchère typique des mouvements sociaux : un mouvement plus mainstream où la question dont on parle devient la question à la mode qu’il faut aborder pour être légitime », autant chez la marque que chez le consommateur.
Au Québec, La Montréalaise Atelier s’est fait remarquer grâce à son slogan « Je parle féministe », que beaucoup se sont procuré. L’artiste Anabel Roy a également commercialisé des vêtements affirmant l’émancipation féminine, comme le t-shirt « Pas d’brassière don’t care ». « Les gens aiment afficher leurs valeurs, leurs états d’esprit, affirme le professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing Benoît Duguay, pour expliquer la popularité de ces produits. On peut comparer ça à Facebook, que les usagers utilisent pour dire “Je me sens comme ceci ou comme cela”. »
« C’est une tendance lourde, que je ne qualifierais pas de mode, parce que la mode, c’est fugace et ça ne dure pas, affirme l’expert. Ça, ça correspond plus à des valeurs, donc c’est plus permanent. » Les gens qui le font ne porteront pas toujours ces vêtements à slogans, et les publicitaires s’adapteront à la prochaine chose que le marché souhaitera voir. « Rien n’est efficace pour toujours », ajoute Benoît Duguay.
Des publicités jusqu’aux étagères des boutiques
Et puis, il y a les coups de publicités de plus en plus ponctués de messages féminins et féministes. Nike vise « l’empowerment » de la femme, Dove, l’acceptation du corps féminin sous toutes ses formes, Audi a prôné l’équité salariale dans sa pub du Super Bowl l’an dernier.
Un savon pour le corps, des souliers de sport ou un paquet de chips peuvent-ils être symboles de féminisme ? Pas vraiment, « mais la communication – le message et l’image – n’est pas distincte du produit en marketing », explique M. Duguay, auteur de plusieurs ouvrages sur la consommation. « Les publicités sont toujours axées sur un marché très précis, ajoute-t-il. On nous vend une image et c’est cette image que nous achetons. » La stratégie publicitaire vise ainsi à imbriquer les produits dans un discours aux accents pro-femmes, émancipateur, car de plus en plus, lorsqu’il est question d’accoster un marché féminin, surtout, l’argument féministe touche une des « cordes sensibles » par excellence.
« Nous sommes en train de nous éloigner du portrait artificiel des femmes parfaites et de plus en plus, on les oriente sur des femmes dites “normales”.»
— Benoît Duguay, professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing
Peser la légitimité
Pour Luca Marchetti, la réflexion quant à la légitimité d’une récupération du mouvement féministe à des fins mercantiles se soumet à un test simple. « Il doit y avoir une résonance dans la manière dont l’entreprise agit, croit-il. On doit montrer dans les gestes ce qui est défendu sur nos produits. »
En 2014, à l’occasion de sa première édition dite féministe, le magazine Elle UK a lancé une campagne en partenariat avec The Fawcett Society, une organisation britannique militant pour le droit des femmes : des t-shirts sur lesquels figurait le slogan « This is what a feminist looks like » (Voici à quoi ressemble un féministe) ont été vendus 57 euros (environ 90 $), et les profits devaient être versés à l’association.
Or, le journal britannique The Mail on Sunday a rapidement publié une enquête révélant que les t-shirts étaient produits par des travailleuses immigrées sous-payées, entassées dans une usine de fabrication à la chaîne de l’île Maurice. « En plus du politique, cette situation pose une question d’éthique, commente Héloïse Michaud. Je pense que c’est révélateur du fait que le féminisme pop ne sonde pas les structures d’oppressions et ne pense pas l’exploitation économique dont font l’objet les femmes, en particulier les femmes racisées ou marginalisées. »