nouvelles technologies

Enseignants... et ambassadeurs d’une marque de commerce

Ils sont « ambassadeurs », « professeurs certifiés » ou « mentors » et travaillent avec des « partenaires » privés. Plusieurs professeurs québécois s’enthousiasment pour des technologies au point d’en devenir les porte-parole bénévoles. Une situation jugée dangereuse par certains.

Offerte seulement en anglais, l’application américaine Seesaw prend tranquillement racine dans les écoles du Québec. Pour ce faire, l’entreprise cofondée par des anciens de Google et Microsoft peut compter sur des enseignants qui créent des marches à suivre en français et font connaître sur leur blogue leur affection pour cette application, qui permet notamment aux parents de suivre à distance ce qui se passe dans la classe de leur enfant.

Pour « déterminer le futur » de ses produits et l’aider à « inspirer d’autres éducateurs », Seesaw compte sur des « ambassadeurs » qu’il recrute principalement chez les enseignants. Ceux-ci s’engagent notamment à tenir deux conférences ou formations auprès de leurs collègues. En échange, Seesaw leur donne un accès à une version bonifiée de son application, d’une valeur de 120 $US.

Conseillère pédagogique en intégration des technologies à la commission scolaire de la Rivière-du-Nord, France Leclerc est l’une de ces ambassadrices. Elle assure qu’elle ne retire aucun avantage financier – pas même une licence d’utilisation gratuite – à être accréditée par cette entreprise.

« Ce n’est pas mercantile. Les profs en mangent, de cette application-là, c’est emballant », dit celle qui a donné le mois dernier une conférence sur Seesaw dans le cadre du congrès de l’Association québécoise des enseignantes et des enseignants du primaire.

Google et Apple à l’école

Seesaw n’est pas la seule à accréditer des enseignants au Québec. Google, Microsoft et Apple, pour ne nommer que celles-là, offrent aux enseignants d’obtenir une certification qui leur permet de devenir une référence dans leur milieu scolaire. Plusieurs dizaines d’enseignants québécois ont une ou l’autre de ces certifications.

« C’est certain qu’il y a une ligne qui devient de plus en plus mince à ne pas franchir. Il faut réfléchir : est-ce qu’on est vraiment conscient qu’on fait la promotion d’une multinationale ? », demande Thierry Karsenti, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication en éducation. 

« Ambassadeur, c’est un titre marketing. On s’entend, tu n’es pas aux Nations unies. »

— Thierry Karsenti

Auteure du livre L’inéducation, qui dénonce l’industrialisation du système d’éducation au Québec, Joëlle Tremblay dit ne pas avoir abordé cette question dans son livre. « C’est une boîte de Pandore, estime-t-elle. On n’est pas dans un partenariat public-privé. On est dans quelque chose de beaucoup plus pernicieux. »

Également ambassadrice pour Seesaw, l’enseignante au primaire Valérie Cadieux a bien droit à une licence gratuite et deux ou trois t-shirts à faire tirer pendant ses formations, mais c’est loin d’être sa principale motivation.

« Je ne ferai pas fortune avec ça, mais ça me donne une reconnaissance. On a la chance d’avoir le petit certificat qui dit : je vais reconnaître que tu es quelqu’un d’important pour nous. En enseignement, on fait beaucoup de choses dans l’ombre, cachées dans nos classes. C’est une façon de valoriser les enseignants qui se démarquent », dit-elle.

L’entreprise californienne semble par ailleurs bien au fait de ce besoin de reconnaissance des enseignants. « Les professeurs apprécient beaucoup avoir le sentiment d’être écoutés », a déclaré son cofondateur Carl Sjogreen au New York Times cet automne.

« Presque une religion »

Les enseignants qui s’enthousiasment trop pour une technologie en particulier risquent de perdre leur sens critique, prévient François J. Desjardins, qui a consacré sa carrière universitaire aux technologies de l’information dans le monde de l’éducation.

« On essaie de développer des consommateurs de la bébelle plutôt que de s’en servir pour favoriser un apprentissage qui soit plus en profondeur et développer un sens critique », dit le professeur à la retraite.

Thierry Karsenti croit qu’une réflexion sur le sujet est nécessaire. Google, note-t-il, a une grande emprise sur le milieu scolaire depuis quelques années. « Il y en a qui parlent de certains de leurs logiciels comme si ça devait être une connaissance commune, dit-il. Ça fait presque office de religion. Ça me fait peur un petit peu. »

La chaire qu’il dirige organisait pourtant jusqu’à tout récemment un évènement appelé « Sommet de l’iPad et du numérique en éducation ». L’an prochain, on retirera du nom toute référence à la tablette d’Apple. C’était la seule façon de s’attirer des commanditaires, explique le chercheur, qui affirme du même souffle ne jamais avoir été payé par l’entreprise californienne pour faire la promotion de ses produits.

L’auteure et enseignante Joëlle Tremblay ne comprend pas pourquoi certains font la promotion de la forme plutôt que du fond. 

« Comment peut-on cacher notre rôle derrière un outil pédagogique ? Comment ont-ils perdu le cœur de ce qu’ils font, enseigner, en vertu de la promotion d’un outil pédagogique X, d’une marque ou d’une plateforme ? »

— Joëlle Tremblay

Le phénomène n’est pas nouveau, note toutefois François J. Desjardins. « On a un potentiel d’outillage extraordinaire et non seulement on ne s’en sert pas, mais on en fait une distorsion monumentale », déplore-t-il.

Il estime que le rôle de l’école est d’apprendre aux jeunes à fonctionner dans une société où les technologies sont omniprésentes, à faire la différence entre une fausse et une vraie information, à savoir ce qu’on peut mettre ou pas sur les réseaux sociaux.

« L’éducation va jouer son rôle quand les technologies ne seront pas vues comme un ajout, mais que ça fera partie des meubles plus que le crayon et le papier », dit François J. Desjardins.

« Le message que j’ai tenté de passer pendant des années, c’est : de grâce, les enseignants, arrêtez d’être des acheteurs de matériel de surface et informez-vous ! Agissez en professionnels et développez un sens critique face à tout ça : n’achetez pas la première bébelle chromée qui vous passe entre les mains. Allez voir plus loin. »

technologies à l’école

Les entreprises québécoises veulent leur part du gâteau

Les technologies en éducation n’intéressent pas seulement les entreprises de l’autre côté de la frontière. Au Québec, plus d’une quarantaine d’entre elles se sont regroupées sous l’Association des Entreprises pour le Développement des Technologies Éducatives au Québec (EDTEQ). 

Président de cette association et cofondateur de l’entreprise Scolab, qui a conçu un logiciel destiné aux écoliers, Carl Malartre croit que l’industrie avait besoin d’une telle association pour l’aider à avoir « accès au réseau éducatif ». 

« Ce n’est pas facile. Je ne peux pas me présenter dans une école et entrer comme un vendeur de dictionnaires. Comment peut-on créer ou participer à des évènements où les enseignants peuvent prendre connaissance de ce qui existe au Québec et avoir de la formation ? Les portes s’ouvrent en ce moment. »

— Carl Malartre

Beaucoup d’entreprises de son regroupement font de la formation auprès des enseignants. « On participe au virage numérique en faisant la formation qui leur permet d’utiliser nos services. On va les sécuriser avec l’ordinateur, les tablettes, leur donner une première bonne raison d’utiliser le numérique », dit Carl Malartre.

« Cet accès-là n’est pas juste mercantile, assure-t-il. Plus on est près des élèves et des enseignants, plus les solutions seront intéressantes. »

Le mois dernier, Carl Malartre a été invité à participer à une tournée en Europe en compagnie du ministre de l’Éducation, où ils ont notamment visité des entreprises qui travaillent dans le domaine de l’éducation. Sébastien Proulx, qui a souvent défendu l’apprentissage de la programmation à l’école, promet sous peu un « plan numérique en éducation ».

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