Éternelle tranquillité

Ils ne font jamais la fête jusqu’aux petites heures, ne tentent pas de s’inviter dans votre cour pour un barbecue et ne viennent pas vous quémander du lait. Des voisins parfaits, ça existe… à condition d’habiter à proximité ou sur les lieux mêmes d’un cimetière.

Dans la famille Duprés, habiter auprès des morts est presque devenu un mode de vie. En fait, la passion des cimetières semble s’y être transmise de père en fils. Il y a d’abord eu Thomas Évariste Duprés, qui a travaillé et vécu sur le terrain même du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, puis son fils Anasthas, qui a pris la relève et y a élu domicile avec sa famille. L’un de ses fils, Marcel Duprés, aujourd’hui décédé, a même écrit un livre intitulé Souvenirs de mon enfance, dans lequel il décrit notamment le cimetière comme un terrain de jeu où il a couru en été et glissé en hiver. Son frère André Duprés, opérateur de machines, a aussi vécu en plein cœur de Notre-Dame-des-Neiges. C’est là que ses trois rejetons se sont amusés pendant toute leur jeunesse.

« L’été, on y faisait du vélo, on jouait à la cachette et on se faisait des cabanes dans le bois, au fond, que l’on décorait avec des rubans pris sur les pierres tombales et des fleurs qui avaient séché », raconte la fille de M. Duprés, qui préfère taire son prénom. Elle y a vécu à partir de 1959. Elle était lors âgée de 4 ans.

Étaient-ils conscients que leur « parc » abritait des défunts et que, sous leurs pieds, se trouvaient des cercueils ? « On savait que c’était des morts, dit celle qui a habité Notre-Dame-des-Neiges jusqu’à 19 ans. Mais ça ne nous impressionnait pas. »

La question brûle les lèvres : a-t-elle été témoin de manifestations surnaturelles ? Non, répond-elle simplement. La peur des gens morts ne faisait pas partie de son quotidien.

À part peut-être lorsqu’il était question des caveaux funéraires. Ces petites grottes abritant des tombes, dotées d’une porte et de fenêtres, les effrayaient un peu, ses frères et elle. « C’était sombre et froid. C’était un peu épeurant. On avait l’impression d’entendre des bruits », se souvient-elle.

Mais en général, la fille d’André Duprés admet avoir davantage eu peur des vivants que des morts. Surtout ces soirs où, adolescente, en rentrant de ses sorties avec des amis, elle traversait le cimetière dans l’obscurité et qu’elle tombait nez à nez avec des gens ayant illégalement traversé les grilles pour venir faire des « mauvais coups ». Finalement, ces intrus étaient aussi effrayés qu’elle, à la vision d’une jeune fille marchant en solitaire, dans un cimetière, la nuit tombée.

Aujourd’hui, elle ne vit plus dans Côte-des-Neiges, mais à Deux-Montagnes, dans les Basses-Laurentides. Elle n’habite pas à proximité d’un cimetière, mais elle aurait bien aimé acquérir une propriété en bordure de celui de sa municipalité. « Je savais que j’aurais été tranquille. »

HAVRE DE PAIX

Le mot « tranquillité » revient d’ailleurs chaque fois qu’il est question de pierres tombales et de voisinage.

Si, à première vue, les gens peuvent être déstabilisés en réalisant que les mausolées feront partie de leur quotidien, ils s’acclimatent vite à leurs nouveaux voisins.

Lorsqu’elle a visité sa maison, il y a 14 ans, Manon Lauzon n’a pas caché sa surprise. « Je ne pensais pas que [le cimetière] serait si près de ma clôture », admet-elle en entrevue. La demeure qu’elle a achetée dans la 24e Avenue jouxte le cimetière catholique de Lachine. « C’est ma cour arrière », lance-t-elle.

Après toutes ces années à vivre à proximité des tombes, elle apprécie ses voisins tranquilles. 

« On s’assoit dans la cour et personne ne nous dérange. J’aime mieux ça que d’avoir des voisins derrière moi. »

— Manon Lauzon

« Les morts sont morts », ajoute Mme Lauzon, affirmant du même souffle que cette cohabitation ne l’effraie pas.

Vivant également aux abords du cimetière de Lachine, depuis 25 ans, Pierre Jr Coursol apprécie pour sa part la vue de cet espace vert. « On est vraiment bien situés », dit-il.

« En réalité, les cimetières, ce sont de grands parcs urbains », souligne Alain Tremblay, directeur de l’Écomusée de l’au-delà, organisme visant à préserver et faire connaître le patrimoine funéraire québécois. « Il faut aller au-delà de la mort. Les gens voient leur propre angoisse existentielle qu’ils confondent avec ces lieux. »

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