Opinion

L’amour des enfants ne suffit pas

Petit won ton d’amour.

C’est le nom d’un blogue tenu par des parents ayant adopté en Chine. Sur le mode filial, on trouve ailleurs Les bébés d’amour, Notre petit cœur d’amour et ainsi de suite. Suffit de savoir quand s’arrêter… par exemple à L’amour est dans le pré.

Les rendez-vous parentaux virtuels sont autant d’occasions pour célébrer le passage du désir d’enfant vers l’incarnation d’une belle relation d’amour à deux, à trois, à quatre, comme vous la voudrez.

Autrefois, le transit du couple amoureux au statut de couple parental se faisait dans l’intimité des familles.

Par le baptême, la circoncision ou une p’tite annonce dans la gazette locale, le nouveau-né était ensuite exposé au groupe social dans l’esprit et la lettre de son dieu.

De l’étoile des mages, on est dorénavant passés à celle des images.

La venue d’un bébé se fait vite voir dans l’extimité, c’est-à-dire au-delà des limites de la vie privée, sur Instagram ou Facebook, mais sans que soient forcément étalés tous les secrets de famille. Ni intime ni publique, entre les deux, la vie extime des mères et des pères ne raconte donc pas tout de la vie avec le rejeton, par exemple elle montre plus systématiquement l’échographie de 4 mois que la dépression maternelle en postpartum. Mais elle clame presque toujours l’amour des parents pour l’enfant.

L’amour est le mot de passe.

Dans notre emportement, notre erreur est alors d’imaginer l’amour identique, en force et en qualité, au sein de tous les liens parents-enfants du monde. L’amour porté à tel ou tel enfant, comment ses parents vont le ressentir, comment ils le matérialisent, ça ne les concerne pourtant qu’eux.

Le neurobiologiste Henri Laborit voyait dans la diversification des modèles familiaux un pied de nez aux politiques autocratiques. Pareillement, l’originalité des modèles amoureux en famille assure une manière de pluralisme solidaire de notre liberté.

Quand j’entends « au Québec, on aime nos enfants », moi je n’entends rien de signifiant qui puisse faire avancer la cause de « nos infants », comme dirait Anne Dorval.

Oui, on les aime nos petits, mais avec quelle cuisson ?

Leur déclarer notre amour ne renseigne pas sur la pauvreté des enfants, sur leur niveau d’éducation, sur leur accès aux soins, sur les fruits et légumes qu’ils ont à manger, sur la disponibilité de leurs parents et leurs capacités à coopérer sainement avec leur tralée.

L’amour est un sentiment trop évolué, trop subtil pour décréter qu’il habite pareillement le cœur de tout un chacun, et qui plus est le cerveau de 8 millions de Québécois.

Si on voulait vraiment donner un coup de main aux enfants, on prendrait en compte leurs besoins de base, pas uniquement leurs besoins d’amour. Par affection pour eux, on s’assurerait qu’ils ont d’abord à boire et à manger, un lieu pour dormir et la présence d’adultes sécurisants capables de construire leur confiance en eux, aux autres, puis dans le monde, pourvu que le monde ne s’évertue pas à les assassiner.

Il y a, faut-il le rappeler, des prémisses à l’amour. Sans apaisement des besoins essentiels à la survie des tout-petits, on se répand en larmes devant la télé, on devient inopérant devant l’horreur, on s’évertue à multiplier des guignolées, on se fait le preux chevalier d’un humanitarisme fadasse.

Les enfants ont besoin de parents sensibles, de professionnels compétents, d’écoles inspirées, d’institutions solides, de politiques adaptées, enfin de capacités à gérer leurs destinées. Je n’ai rien contre l’amour qu’on a à leur donner, ni la charité bien ordonnée, mais sans le socle de la protection, l’amour se répand, et n’importe comment. Il colle à la peau de l’enfant insécurisé qui alors se terre, hurle ou pleure tellement il ne sait pas quoi en faire.

Les grands professionnels de l’enfance sont surtout des protecteurs d’enfants, puis des passeurs d’amour. Pédiatres, infirmières ou travailleuses sociales ne ménagent jamais leur affection pour les enfants. Au-delà de leurs vies personnelles, c’est par l’action sociale que ces défenseurs de l’enfance subliment leur grand besoin d’amour des petits.

On appelle la disponibilité exceptionnelle pour la protection et l’affection des enfants le Child Advocacy. Le plaidoyer suppose qu’on a à cœur la santé et la cause des enfants et qu’on arrive à placer leurs intérêts supérieurs sur la place publique afin de faire de leur présence le moteur de la résilience des peuples.

Parce qu’ils auront su porter un sentiment de justice pour les enfants au-delà de leur propre santé physique ou mentale, des défenseurs de l’enfance mourront au combat. Des policiers, des pompiers, des reporters, aussi des médecins, dans les hôpitaux de Syrie, ou de chez nous. Je pense à des collègues à moi, morts de leur travail, la chirurgienne Mari Di Lorenzo, mon amie Lucille Teasdale, chère Lucille. Et je penserai maintenant à mon collègue, le pédiatre Alain Sirard, que sa famille et sa grande famille pédiatrique ont enterré avant-hier.

Un mot d'Alain Sirard

À l’instar de quelques-uns de mes confrères, j’ai reçu par la poste, le lendemain du jour où Alain s’est enlevé la vie dans notre hôpital, tout un tas de documents de lui, mais aussi son petit mot fragile et amical dans lequel il m’exhortait à « continuer de brasser la cage » par amour pour les enfants.

Fougueux, intense, mais profond et allumé, le travail du Dr Sirard en pédiatrie sociojuridique n’aura pas résisté à l’atroce rumeur publique, aux travers institutionnels et à sa dignité à lui, pure, mais inflexible.

Déraison d’amour ?

Nous n’en sommes plus là. Nous sommes à l’heure des remerciements.

Merci Alain.

Les vigies qui t’ont terrorisé n’ont qu’à se tenir tranquilles, nous continuerons comme pédiatres à dénoncer l’insupportable.

La question n’est pas de savoir si Don Quichotte a tort ou raison, c’est de persister à reconnaître qu’il existe toujours des moulins à vent.

Environ 240 situations d’enfants possiblement en détresse sont signalées chaque jour selon les directions de protection de la jeunesse du Québec. Le tiers de ces alertes seront retenues, et pour y arriver, il aura fallu, comme le Dr Sirard, avoir l’œil ouvert sur toutes les autres.

La tête dans le congélateur

« Tu peux faire tout ce que tu veux de ta vie, me répétait toujours ma mère, mais n’oublie jamais d’être bon et juste avec les enfants. »

J’ai la tête dans le congélateur, et je l’entends encore. Autour de Noël, je passe toujours par le frigo, question d’y voir le dernier plum-pudding cuisiné par maman avant de mourir. Congelé pour l’éternité, il fait semblant d’attendre pour se faire chauffer, puis de se voir arrosé par le brandy de mon père.

Elle, travailleuse sociale, lui, pédiatre, mes parents ont consacré leurs vies aux enfants du Québec et à leur enfant à eux. Les meilleurs parents du monde dont j’ai hérité du plus beau métier du monde.

« Encore en conversation avec le plum-pudding ? », dira ma femme me surprenant la tête dans le congélateur.

Elle ne rajoutera rien d’autre.

Par amour, j’imagine.

Merveilleux Noël à tous les enfants, dans l’affection, la protection, puis dans l’amour.

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