Des employés dénoncent un climat de travail « toxique »
Alors que le Groupe Juste pour rire est synonyme de rigolade aux yeux des Québécois, travailler pour l’entreprise est loin d’être une partie de plaisir, selon d’anciens employés, qui décrivent un climat de travail « toxique », une attitude irrespectueuse de la haute direction et une culture d’entreprise malsaine.
Plusieurs vont jusqu’à accuser de harcèlement psychologique la nouvelle PDG du groupe, Guylaine Lalonde, proche collaboratrice de longue date de Gilbert Rozon, fondateur de Juste pour rire.
« Je me faisais insulter, intimider, dénigrer, dès que je posais une question, comme beaucoup de collègues. C’est inhumain, des gens sont marqués au fer rouge à vie par leur passage dans l’entreprise », dénonce Anne Gravelle, directrice des ressources humaines de Juste pour rire de 2014 à 2015.
« Comment une personne qui traite les employés comme de la merde peut-elle se retrouver PDG en 2017 ? Malgré les plaintes, ça continue. »
Son ancienne collègue Isabel Petit, qui a travaillé pour le groupe au cours de la même période, dénonce pour sa part un « régime de terreur ».
Dans une lettre envoyée à Gilbert Rozon en 2015, alors qu’elle était en congé de maladie, Mme Petit dénonçait un climat de travail malsain ainsi que du harcèlement et des reproches constants de la part de Guylaine Lalonde, en plus de tâches trop lourdes qui l’obligeaient à travailler les soirs et les àweek-ends.
« Je me faisais rabaisser, blesser, envoyer des courriels répétitifs. C’est inadmissible de se faire traiter de cette façon », déplore Mme Petit.
Isabel Petit et Anne Gravelle ont toutes les deux été remerciées à leur retour de congé de maladie. Une dizaine d’autres employés auraient subi un sort semblable après un arrêt de travail.
Les deux femmes ont porté plainte contre Juste pour rire auprès de la Commission des normes du travail. Leurs plaintes ont été réglées à l’amiable avant que le processus ne se rende plus loin.
Au cours d’une enquête amorcée en octobre dernier, La Presse a recueilli les témoignages de 12 autres anciens employés qui ont relaté des faits semblables, dont une dizaine sous le couvert de l’anonymat, de crainte de subir des représailles.
Plusieurs se sont retrouvés en épuisement professionnel, ont dû recevoir de l’aide psychologique et ont mis des mois à se remettre sur pied après avoir travaillé pour le groupe.
Guylaine Lalonde rejette les accusations de harcèlement psychologique.
« C’est un milieu de travail intense, je ne peux pas le nier, dit la PDG. Oui, je peux avoir un ton sec et je suis exigeante. Si je n’obtiens pas ce que j’ai demandé, je peux être fatigante et revenir à la charge jusqu’à ce que j’aie les réponses. Mais on prend soin de nos employés. »
Mme Lalonde nie avoir proféré des insultes à l’endroit de certains employés et elle se dit « blessée » d’être la cible de telles allégations. (Voir d’autres réactions de la PDG à l’onglet suivant.)
Mais les ex-employés joints par La Presse voient les choses autrement.
« Guylaine Lalonde me criait après régulièrement, m’humiliait, me menaçait, m’envoyait chier. Elle me traitait d’idiote, d’épaisse, rapporte une ex-employée. Je n’étais pas la seule, plusieurs employés sortaient des meetings en braillant. »
« Elle m’a déjà envoyé un courriel un vendredi à 20 h, dont le sujet était : “T’es vraiment conne ou quoi ?” Quand j’ai demandé des explications, elle a répondu : “Je ne veux plus te parler, tu me fais perdre mon temps.” Tu te sens comme de la merde, même si tu travailles comme une folle », raconte cette femme, qui s’est mise à perdre ses cheveux et à faire de l’insomnie lorsqu’elle travaillait pour le groupe.
Nous avons eu accès à des courriels de Guylaine Lalonde qui confirment le ton et les commentaires acerbes à l’endroit de certains employés.
Certains disent avoir goûté à d’intenses colères et à des insultes de la part de Gilbert Rozon lui-même, qui pouvait prendre des employés en grippe du jour au lendemain.
Mais c’est surtout Guylaine Lalonde qui est pointée du doigt par nos sources pour le climat de travail nocif qui règnerait au siège social de l’entreprise, sur le boulevard Saint-Laurent.
L’entreprise a fait l’objet d’une poursuite pour harcèlement psychologique en Cour supérieure en 2012, de la part d’une ex-cadre, qui réclamait 374 346 $. L’ancienne vice-présidente et chef de l’exploitation, Josée Daignault, accusait Gilbert Rozon d’avoir fait preuve « de harcèlement et de dénigrement à son égard » et dénonçait des courriels et des rencontres « empreints d’agressivité, de reproches et de menaces ». « Je vais te casser », lui aurait notamment écrit M. Rozon, selon la plaignante.
Les relations étaient aussi tendues avec Guylaine Lalonde, qui l’empêchait d’assumer ses fonctions et refusait parfois de lui adresser la parole, allant même « jusqu’à fredonner une chanson pour éviter les conversations, devant une autre employée », allègue Mme Daignault dans sa poursuite.
La plainte a été réglée à l’amiable et n’a donc jamais été entendue par les tribunaux.
Gilbert Rozon a mis son entreprise en vente en octobre dernier, à la suite des allégations d’agressions sexuelles portées par une dizaine de femmes contre lui dans les médias, pour des événements qui se seraient produits sur plusieurs décennies. Plusieurs femmes ont aussi porté plainte à la police.
À la suite de ces événements, il a quitté la présidence de son entreprise pour la confier à Guylaine Lalonde. Mme Lalonde est entrée chez Juste pour rire comme adjointe du président en 2000, après avoir travaillé plusieurs années chez Cinar. Elle a gravi les échelons jusqu’à devenir, en 2012, vice-présidente aux opérations, soit la numéro deux du groupe, puis PDG en octobre dernier.
Mme Lalonde aurait l’entière confiance de M. Rozon. Leurs maisons respectives sont d’ailleurs voisines, à Saint-André-d’Argenteuil, d’où est originaire Gilbert Rozon.
« Pour travailler chez Juste pour rire, il faut être prêt à se faire traîner dans la boue en public, à se faire insulter devant une salle pleine. »
— Un ancien cadre du groupe
« Ils font tout pour détruire ta crédibilité auprès de tes collègues et saper ton autorité auprès de tes employés en te traitant d’incompétent. Mais il y a une pression énorme pour livrer des résultats, ce qui est la recette pour le burn-out », dénonce un ex-directeur, qui s’est déjà fait reprocher d’avoir pris des vacances.
Une autre raconte que le stress lui causait des tremblements, qui n’ont cessé que trois mois après son départ de l’entreprise. « On vivait constamment dans la peur. Les courriels commençaient à 6 h le samedi matin. Je dormais avec mon téléphone, parce qu’il fallait répondre dans la minute quand Guylaine Lalonde appelait, 24 heures sur 24. Le niveau de roulement de personnel était insensé. »
Bien des employés craquaient sous la pression et partaient en congé de maladie. « J’ai quitté [le groupe] récemment et je me rends compte que je faisais un grave burn-out. J’essaie de remonter la pente », confie un ancien cadre, qui dit être incapable de chercher un nouvel emploi tellement sa santé mentale est minée.
« On travaille comme des fous, mais on se fait dire : “Enlève-toi les doigts de dans le nez !”, comme si on était des paresseux. Peu importe nos bons coups, ce n’est jamais assez pour eux. J’en suis venu à douter de mes compétences », poursuit ce professionnel, qui a pourtant travaillé longtemps dans des milieux très exigeants avant de se retrouver chez Juste pour rire.
Certains employés qui ont passé des années très stressantes chez Juste pour rire disent tout de même avoir apprécié leur expérience.
« Travailler avec Gilbert a été la meilleure expérience de ma vie professionnelle, affirme ainsi une ancienne directrice. Il est hyper créatif, intelligent et très généreux. La pression est énorme, mais d’un autre côté, on se fait gâter avec des cadeaux, des sorties, des soirées. »
« C’est une maison de fous, un genre de chaos organisé. Ce sont des gens excessifs, mais c’est justement ce qui les rend intéressants, soutient un autre ex-cadre. Aller défendre ton point de vue dans le bureau de Gilbert et Guylaine était tout un défi, il fallait être bien préparé et s’attendre à se faire revirer de bord assez brusquement. Ce n’est pas tout le monde qui était capable d’encaisser ça. »