Opinion

Les coins de rue et les hommes

Cette semaine. Coin Saint-Urbain et Président-Kennedy. Un sans-abri. Il fait froid.

Il m’arrive de ne pas vouloir sourire ni jaser, alors je baisse la fenêtre de la voiture en silence. Il a tendu la main. Un gant de laine blanc-gris, comme ceux des ouvriers de construction.

« Oh, merci. Thank you, sir. Bonne journée, have a nice day.

– Hey, comment tu t’appelles ?

– Jean-Pierre », il a eu le temps de dire avant que le feu de circulation vire au vert. On s’est souri.

Vous avez déjà réussi à vous faire servir en français dans un restaurant à Ottawa ?

C’est normal que les sans-abri soient bilingues à Montréal, mais pas les gens qui travaillent dans la capitale d’un pays dont c’est une loi ?

Parlant d’Ottawa… À la radio, l’actualité m’a rattrapé. Paraît que notre premier ministre justement bilingue est allé en vacances dans une île des Bahamas. Je sais, c’est des petits fours de journalistes dont on ne parlerait pas si on était convaincus de son travail et de sa pertinence comme chef du gouvernement. Un avion Challenger, c’est 10 000 piasses de l’heure. La lune de miel serait terminée, j’ai entendu. Peut-on me dire avec qui il était marié ? On « s’énarve » avec tout ça. Vu d’ici, ça me rassure quand même un peu qu’il ait passé du temps avec un gourou-leader spirituel. Un peu de profondeur ne nuira pas. Aurait-il aussi pu apprendre d’un homme qui quête ?

J’ai une casquette de l’Accueil Bonneau sur la tête depuis 2012 (je suis parrain de l’atelier d’art de l’Accueil et je donne des ateliers « aux gars » depuis cette année-là). Sur les coins de rue, je leur donne des piasses, des jus, un sac de noix, une moitié de sandwich ou des cigarettes que j’achète pour eux. Des fois aussi, juste un sourire ou un signe de la main. Certains m’envoient chier quand je baisse la vitre et n’ai rien à donner. D’autres sourient. Si on a le droit à Ottawa de me répondre dans une seule langue…

Je sais que les Fêtes sont terminées parce qu’on rapporte partout les choses normales. Le cours de la vie a repris ses droits ; meurtres, attentats, chialage, bombes, scandales, histoires politiques, niaiseries et vanités et promesses, remaniement ministériel…

Paraît aussi qu’il y a une histoire sur la fiscalité des artistes. Nous voilà encore à réduire toute la compréhension du monde à l’économie. Comment peut-on mesurer les bienfaits de l’art autrement que par les avantages et les désavantages fiscaux ? Tiens, une idée : quand une industrie pille les droits d’auteur des créateurs à gauche et à droite, est-ce que ce sont des pertes tangibles qu’on peut reporter sur l’éternité ? On a besoin des architectes, des écrivains, des poètes, des danseurs, des acteurs, des musiciens et de tous les artistes autant que des comptables et des infirmières. On ne devrait pas réduire les soins, les services et l’art à un point d’impôt. Et parce que même subventionné, l’art d’ici ne rendrait aucun chiffre heureux. D’un point de vue comptable, l’art est un échec. Une faillite. Alors comment calculer ses bienfaits ? Il est là, le débat ; savoir si, comme citoyen d’une société affolée, je peux m’en passer et ne faire confiance qu’aux comptables et politiciens pour nous identifier. Sortons un peu des rapports d’impôt, des coupes austères, de la dette publique, du déficit, et surtout du cynisme politique d’avoir soudainement trouvé des fonds à distribuer deux ans avant les élections. Et si c’est un débat qu’il faut objectivement tenir, me semble qu’il y a plus à dire de la fiscalité des grandes entreprises et des riches que de ceux qui tentent de vivre au ras du sol.

Cette semaine, vendredi, ce sera l’entrée en fonction d’un nouveau président américain. Un homme dont l’orgueil fait peur. D’une laideur qui fascine et qu’on veut tant détester. À lui seul, le 20 janvier, il va discréditer le geste de prêter serment. On va devoir résister de patience, prendre une grande respiration, et être un peu plus citoyen humain pendant quatre ans. Parce qu’à lui seul encore, cet homme incarne tous les défauts d’une société justement cynique et narcissique. Un petit pape de miroir. À qui on aura donné de grands pouvoirs.

La semaine dernière, j’ai rêvé que Ronald McDonald avait acheté le Toqué ! et qu’il avait pris le contrôle de la cuisine. Il faisait aussi semblant d’ouvrir des refuges et des soupes populaires.

En mai 2015, lors d’une allocution publique à l’Accueil Bonneau, le maire de Montréal avait promis que pour le 375e anniversaire de Montréal, il amènerait le vrai pape voir « les gars ». J’y étais ce soir-là. Les sœurs grises aussi. Le pape ne viendra pas les voir. Ni elles ni les gars. J’aurais aimé que le maire ne fasse pas cette promesse. On me dit que le Québec n’est pas un « marché » émergent pour le Vatican. Dommage. J’aurais bien aimé que le pape assiste à un atelier d’art et qu’il constate, avec ses sentiments, combien ça fait du bien aux gars. De la fierté, aussi. Et un tout petit espoir d’identité. Parce qu’ils n’ont pas grand-chose d’autre. Les ateliers sont gratuits et volontaires. C’est presque toujours plein. Avec aucun avantage à inscrire sur leurs rapports d’impôt. Ne pourrait-on pas déduire le bonheur de nos revenus ? Ou au contraire, payer plus d’impôt quand tout va bien ?

Quelques kilomètres plus loin. Papineau-Ontario. Un gars qui quête. Il fait toujours froid. Je baisse la vitre. Je le connais, je l’ai déjà vu à Bonneau. J’ai mis 2 $ dans son verre de carton.

« Heille, merci, je te souhaite une belle traversée du pont… câline, les Fêtes sont déjà passées…

– Craille, oui, y’était temps.

– Ouain, moi non plus, c’est pas mon boutte préféré, c’est dur icitte. Pis je m’ennuyais du vrai monde… »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.