Opinion : Éducation

Un élève extraordinaire

Je t’aperçois dans les couloirs du collège. Tu déambules lentement. Ton pas est lourd, inaccoutumé. Ton regard semble vide. Ta main effleurant le mur, comme pour t’assurer de la réalité de ton trajet.

C’est le parcours immuable, invariable, celui que tu effectues durant tes pauses. Tu attires des regards inquiets. J’étire le cou hors de mon bureau pour mieux t’observer.

Au début du premier cours, j’interpelle ton nom. Comme je fais avec tous les autres. Ton regard est fixe, intense.

Sévère, je dirais. Tu ne souris pas. Tu n’as pas l’air triste. Ton faciès ne laisse deviner aucun signe d’une quelconque émotion. Comment puis-je savoir si tu comprends, ou pas ?

Je veux savoir si tu as des attentes pour le cours. Tu réponds que c’est impossible pour toi d’en avoir, que c’est ton premier cours de sociologie à vie. Je trouve cela fort logique.

La session est entamée. Tu t’assois toujours à l’avant, face à moi. Tu connais les règles de base : arriver à l’heure, attendre l’appel de la pause ou de la fin du cours pour te lever, lever la main, etc. Tu prends régulièrement la parole en classe. Plus que les autres, mais sans exagérer. Le ton de ta voix est élevé. Pas anormal. Juste plus élevé que la moyenne. Tu captes l’attention.

Il m’arrive de te demander de répéter. Tes propos sont justes et pertinents. Lorsque tu te trompes, comme pour les autres, je corrige le tir et tu agrées.

Au fil de la session, nous développons une complicité. Comme moi, tu ne regardes jamais le hockey, mais tu écoutes religieusement l’émission de Ron Fournier. Curiosité sociologique. Tu aimes aussi taquiner.

Alors que je donne un exemple, quelque peu tiré par les cheveux je l’avoue, tu me lances tout de go : « Monsieur, vous êtes tordu. Vous êtes bizarre. » Tu provoques un éclat de rire généralisé. Tu sais faire sortir du silence ce que les autres protègent, par peur du jugement.

Tu tiens à demeurer en classe lors des évaluations. Tu veux avoir le même temps que les autres pour les compléter. Tu as droit à des mesures d’aide, comme un local à toi pour mieux te concentrer, mais tu t’y opposes. Lorsqu’une fois j’aborde le sujet, tu refuses avec aplomb. Je me sens ridicule.

« IL NEIGE. »

Tu lèves le bras bien haut cette fois, avec insistance. Je crois déceler une urgence. « Il neige », clames-tu. « Pardon ? ! » Tu soulignes : « Dehors. Il neige. ».

J’interromps le cours. Je t’invite à m’accompagner au fond de la classe. Nous examinons méticuleusement la descente des flocons virevoltants par la fenêtre. Une longue minute. Je reviens à mon poste avec cette leçon : saisir l’instant présent nous éloigne des égarements de nos « après », nos « tantôts » et nos « plus tard ». Personne ne se moque de moi.

Pendant un cours, je parle de l’autisme, d’un point de vue sociologique. J’affirme qu’il s’agit d’une forme de transaction. Celle qui s’effectue entre la société et un individu qui, face à ses normes et à sa morale, s’en écarte. Celui qui, à la vue des autres, ne fait pas comme les autres. Une étiquette. Celle accolée aux individus dont le cerveau ne fonctionne pas comme les autres. Un stigmate que tu essaies toujours d’effacer.

Lors de l’examen final, tu lèves les yeux vers moi. Je te fais un clin d’œil. Je crois détecter, en retour, un sourire.

Ta session est terminée. Tu as obtenu une note supérieure à la moyenne du groupe. Dix points de plus. La session prochaine, je donne le deuxième cours de socio. Nous serons en automne. Tu viendras regarder avec moi un moment à la fenêtre les feuilles tomber ?

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