L’incroyable succès du roman historique

Personne, ou presque, n’encense leur style. Ils ne font pas les talk-shows ni les émissions culturelles. Et pourtant, certains auteurs de sagas historiques réussissent à vendre des dizaines de milliers d’exemplaires de chacun de leurs ouvrages dans lesquels histoire se conjugue avec romance. Voici pourquoi.

À la retraite depuis quelques années d’un poste de professeur d’histoire et de didactique à l’Université de Montréal, Jean-Pierre Charland écrit tous les jours de la semaine, de 9 à 5. Il peut publier trois livres par année, qui sont vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires chacun. Pourtant, sa renommée est circonscrite à ses lecteurs.

« Je suis à la littérature ce que le canal 10 était à Radio-Canada », dit-il.

Entendez par là que M. Charland n’est pas une coqueluche médiatique et a le sentiment d’être boudé par l’intelligentsia du monde littéraire. Ça ne l’ébranle pas. « J’ai du plaisir à écrire pour ceux qui ont du plaisir à me lire. »

Il n’est pas le seul à ressentir un certain snobisme par rapport à son travail.

« Au Québec, je suis une auteure populaire. En France, je suis un écrivain qui fait de la littérature populaire. Ce n’est pas du tout la même chose. En France, l’accueil est beaucoup plus chaleureux et respectueux. »

—  Louise Tremblay d’Essiambre, qui a vendu, au Québec et dans la francophonie, 2 millions d’exemplaires de ses 45 livres

M. Charland et Mme Tremblay d’Essiambre sont parmi les auteurs de romans d’époque et historiques qui vendent le plus d’ouvrages au Québec.

Le succès que connaît ce genre littéraire ne date pas d’hier. Qu’on se rappelle Les filles de Caleb d’Arlette Cousture au milieu des années 80.

Et pourtant…

« Il y a eu beaucoup de mépris autour de l’ouvrage, dit celle qui a fait connaître la saga d’Émilie Bordeleau et d’Ovila Pronovost. On m’a confié que le comité de lecture du premier éditeur avait dit que c’était prévisible et de ne pas le publier. »

Ce que confirme… le premier éditeur, Jacques Fortin, fondateur de Québec Amérique. « Mon directeur littéraire avait refusé Les filles de Caleb. Mon épouse a lu le manuscrit et l’a beaucoup aimé. Après, je l’ai publié. »

Qu’est-ce qui fait le succès de ce genre littéraire ? Sans doute le savant mélange de vérité historique et de passages romancés. 

On apprend tout en se divertissant. Cela dit, nos interviewés sont conscients d’avoir une responsabilité face à l’histoire.

« Nous avons des obligations, dit M. Charland. À lire certains auteurs que je ne nommerai pas, ça fait cute de parler des madames avec de grandes robes et des monsieurs avec des canotiers. On présente parfois le Québec d’il y a 100 ans comme un endroit calme, alors qu’un enfant sur deux mourait avant d’atteindre la vingtaine. »

Réapprendre l’histoire

« La réalité, un peu triste, est que l’histoire est peu enseignée, constate Arnaud Foulon, vice-président, éditions et opérations, chez Hurtubise, prolifique éditeur de romans historiques. Les gens sont peu sensibilisés à celle-ci, sauf par les téléséries et le roman. »

« Pour les lecteurs, c’est un voyage dans le temps, approuve Jacques Fortin. Le roman historique fait connaître d’une façon agréable des côtés de notre histoire. Souvent, les manuels sont trop factuels, alors que les romans créent des atmosphères appréciées des lecteurs. »

Le roman historique permet de tourner les projecteurs vers des personnages de l’histoire québécoise qui, autrement, ont été oubliés ou risquent de l’être. Notamment des femmes.

« Plusieurs auteures s’intéressent à des figures féminines importantes de l’histoire, à des femmes qui ont contribué à changer l’ordre des choses. Sans ces auteures, elles resteraient dans l’ombre. »

— Claudia Larochelle, journaliste littéraire

Auteurs et éditeurs conviennent que le respect des faits historiques doit être rigoureusement observé. « J’ai une équipe de cinq personnes qui font des vérifications, dit Jacques Hurtubise. Récemment, nous avons refusé un manuscrit dont l’histoire datait du début du XXe siècle, car il y avait plagiat. »

Côté fictif

Il existe plusieurs avenues pour traiter des portions fictives des romans historiques. Par exemple, Louise Tremblay d’Essiambre invente des villages pour installer certaines de ses histoires et leurs personnages.

« Inventer un village me permet de ne pas tenir compte de tous ceux qui auraient pu vivre dans un vrai lieu, explique-t-elle. Je ne veux pas me mettre à tenir compte d’un paquet de détails que je juge inutiles. »

Dans son roman L’homme de l’ombre, Laurent Turcot dit avoir bien aimé faire un petit « brodage » entre deux événements historiques. « Je parle beaucoup de franc-maçonnerie dans le livre, dit-il. Tout ce qui se passe est vrai, mais le “brodage” fait le lien entre cette pratique et le gouverneur Guy Carleton, qu’on a soupçonné d’être un franc-maçon. »

Dans son plus récent ouvrage, En plein chœur, Arlette Cousture prend un chemin différent pour parler de l’histoire du Québec. Au lieu de proposer une saga, elle raconte, en 11 nouvelles, autant de tranches de l’histoire du Québec au XXe siècle. Un fil conducteur entre toutes les histoires : l’Église.

« J’avais envie de traverser un siècle en parlant des gens ordinaires et de leur quotidien plus difficile au lieu des Henri Bourassa de ce monde », dit-elle.

Certaines de ses nouvelles, comme celle sur la découverte des plans du débarquement en Normandie dans une pièce du Château Frontenac à la suite d’un sommet tenu en 1943 entre Churchill, Roosevelt et Mackenzie King, s’appuient sur des faits connus.

Qui sont les lecteurs ?

Les romans d’époque et historiques se vendent très bien, tant en format papier qu’en format électronique. Les 45 ouvrages de Louise Tremblay d’Essiambre se sont vendus à 2 millions d’exemplaires. Jean-Pierre Charland a vendu 500 000 exemplaires de ses livres, au Québec et en France, lit-on sur le site de son éditeur Hurtubise.

Par contre, à la Grande Bibliothèque, leur cote de popularité est moins élevée. Selon les chiffres fournis par cet organisme, on dénombre 443 158 emprunts de romans (papier seulement) de tous genres en 2017-2018 pour 134 956 exemplaires (un taux de roulement de 3,3), alors que ce taux n’était que de 2,3 (9490 emprunts pour 4135 exemplaires) dans le roman historique francophone. Le roman sentimental est le champion toutes catégories, avec un taux de roulement de 5,5.

Il a souvent été dit que les femmes constituent la première clientèle du roman historique. C’est vrai, mais le lectorat masculin est important. 

« Il y a une bonne clientèle masculine, dit Arnaud Foulon. La clientèle est plus féminine si le roman est plus sentimental. »

Jean-Pierre Charland est d’accord. « En lisant les commentaires sur ma page Facebook, je remarque que les hommes accordent plus d’importance au cadre historique et les femmes, aux personnages », dit-il.

Mais hommes ou femmes, les lecteurs sont fidèles, croit Claudia Larochelle. « Lorsque ces auteurs sont choisis, aimés, ils le sont fidèlement et pour longtemps, observe-t-elle. Ce n’est pas le cas de tous les auteurs. Et fidéliser un lectorat est, selon moi, le plus grand défi d’un auteur. »

Romans d’époque ou historiques ?

Foi d’Isabelle Longpré, éditrice au secteur littéraire chez Guy Saint-Jean Éditeur, il existe une différence importante entre romans d’époque et historiques. « Dans le roman d’époque, on place une histoire dans un cadre particulier sans nécessairement s’attacher à des éléments fixes. Par exemple, si l’histoire se passe en 1929, on va parler du krach boursier, mais l’accent ne sera pas mis là-dessus. Alors que le roman historique, dans son sens pur, va s’attacher à des événements et en expliquer le déroulement. On va entrer dans le détail pour expliquer comment les choses se sont passées. » Un bon exemple de roman historique ? Les rois maudits de Maurice Druon, répond l’éditrice.

En chiffres

4/25

Au moment de terminer ce dossier, on comptait quatre romans d’époque ou historiques québécois (Le clan Picard, Le temps de le dire, La jeune fille du rang, William et Eva) dans le palmarès des 25 meilleures ventes de livres numériques chez Renaud-Bray.

1 500 000

Nombre d’exemplaires vendus des romans de Michel David, défunt auteur des séries Le petit monde de Saint-Anselme, La poussière du temps, À l’ombre du clocher et Chère Lauretteselon les éditions Hurtubise

205 411

Nombre d’emprunts numériques de romans historiques dans les bibliothèques publiques entre octobre 2017 et septembre 2018, soit 8,74 % de tous les emprunts numériques de cette période

Source : BiblioPresto.ca

2e, 3e, 4e

Depuis le début de 2018, les trois premiers tomes de la série Une simple histoire d’amour de Louise Tremblay d’Essiambre occupent les deuxième, troisième et quatrième rangs du plus grand nombre d’emprunts numériques.

Source : BiblioPresto.ca

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